A la charnière des 18e et 19e siècles, deux découvertes physiologiques majeures firent inscrire les binéphrectomies expérimentales au programme des recherches à entreprendre sans délai.
L'une est l'identification chimique de l'urée comme principale substance dissoute de l'urine. Certes le hollandais Boerhaave (1668-1738) avait donné quelques-unes de ses caractéristiques que le chimiste du jardin du Roi, Rouelle le Cadet (1718-79), compléta avant que W. Cruikshank (1745-1800) à Londres ne la fasse cristalliser sous forme de nitrate. Entre 1797 et 1808, A. Fourcroy (1755-1809) et N. Vauquelin (1763-1829) en établirent la formule, lui donnèrent son nom et lui attribuèrent sa signification physiolo-gique, celle du principal déchet du métabolisme azoté de l'urine. L'autre fut le travail de X. Bichat (1771-1802) montrant que la mort pouvait être due à l'arrêt d'une seule fonction vitale respiratoire, circulatoire ou neurologique. Vision moderniste de la vie et de la mort, plaçant la fonction au premier plan avant l'anatomie de l'organe et mettant fin au concept global de l'existence d'un individu, presque théologique d'alors.
Dans les vingt ans suivants, deux séries expérimentales furent montées. L'une par J.N. Comhaire (1778-1837) en 1803 à Paris, l'autre par J.L. Prevost (1790-1850) et J.B. Dumas (1800-84) à Genève en 1821. Le principal objectif de la première était de mesurer le temps de survie après binéphrectomie et celui de la seconde de rechercher une augmentation de l'urée sanguine que Comhaire avait en vain cherché à mettre en évidence.
Jeune médecin, né à Liège, Comhaire soutint à Paris en 1803 une thèse : "Sur l'extirpation des reins, mêlée de quelques recherches physiologiques sur ces organes et sur le fluide qu'ils sécrètent". Après l'ablation d'un rein chez 65 chiens, deux échappèrent à l'infection mortelle et récupérèrent un état normal. L'ablation du rein restant, nettement hypertrophié, fut suivie d'anurie, ce qui mit fin à une interminable discussion sur une supposée origine extra-rénale de l'urine. La mort survint au bout de trois jours, sans lésion viscérale évidente.
En élève admiratif, Comhaire releva la différence entre l'exitus presque immédiat de l'expérimentation de Bichat et la mort retardée de ses deux chiens. Il en conclut : "Puisque les chiens ne meurent pas aussitôt après la binéphrectomie, c'est que le rein n'est qu'indirectement nécessaire à la vie".
La thérapeutique pourrait alors intervenir, dit-il, en évoquant une suppléance ! Il était de 140 ans en avance sur son temps. Le chimiste Clarion, collaborateur de Vauquelin, l'assistait; il chercha une éventuelle accumulation dans le sang des solutes de l'urine, systématiquement répertoriées avant la binéphrectromie (Ce fut la première étude de la chimie de l'urine du chien. Comhaire dans sa thèse signale que Clarion n'y trouva pas d'acide urique. Ses chiens n'étaient oanc pas des dalmatiens, les seuls chiens dont le foie ne détruit pas l'acide urique.); ses efforts furent vains, même pour l'urée malgré "une odeur urineuse" de diverses sécrétions. La technique chimique était en retard sur la pensée physiologique et l'observation expérimentale précédait de 24 ans la description anatomo-clinique de R. Bright (1789-1858). Rien de surprenant alors que la thèse de Comhaire ait été oubliée.
Comhaire revint en 1804 dans sa ville natale, chef-lieu du département de l'Ourthe, inclus dans l'Empire Napoléonien jusqu'en 1814. Il y fut un médecin respecté, initiateur de bien des activités médico-sociales. Soutenu par le Préfet Desmousseaux, ancien administrateur des Hospices Civils de Paris, il transforma l'hôpital, développa la vaccination, institua une surveillance médicale dans les orphelinats et des professions à risques, amorça la création d'une École de Médecine puis devint titulaire de la Chaire de Médecine quand Guillaume 1er de Hollande fonda en 1816 la Faculté. C'est sur les instances de Comhaire qu'un cours de chimie fut inclus dans le programme de l'année préparatoire.
En 1819, dans l'officine du pharmacien Le Royer, cévenol installé à Genève, se réunissaient souvent des scientifiques, des botanistes tels A.P. de Candolle (1778-1841)
et N.T. de Saussure (1767-1845), - l'un et l'autre convaincus que la chimie était la clef de la physiologie, pas seulement des plantes -, le chimiste G. de la Rive (1770-1834) et des médecins dont J.F. Coindet (1774-1834) et J.L. Prevost. Celui-ci avait étudié à Paris et à Edinburgh où il fut diplômé, et exercé à Dublin avant de revenir à sa Genève natale dont il était un patricien, membre d'une famille connue. Assistait aussi à ces séances le jeune Dumas, arrivé trois ans plus tôt d'Alès à pied et sac au dos, pour y poursuivre ses études de pharmacie tout en étant apprenti chez son ancien concitoyen Le Royer.
Instruits et désireux d'innover, Prevost et Dumas décidèrent de compléter la rigueur de l'observation, chère aux naturalistes, par une expérimentation physiologique, sans hésiter à recourir aux découvertes récentes en sciences exactes. Celle qui les rendit définitivement célèbres fut la double néphrectomie effectuée chez divers vertébrés avec détermination de l'urée sanguine.
Un débat majeur en physiologie était alors ouvert, celui de la sécrétion. Il s'agissait de savoir si un organe sécréteur a pour unique fonction de prélever du sang la substance rejetée ou s'il commence par la synthétiser avant de l'éliminer. Nos expérimentateurs s'expriment ainsi: "Les idées qu'on s'en (les appareils sécréteurs) faisait étaient jusqu'alors purement hypothétiques et spéculatives"..." Il était difficile de faire cesser le vague des idées reçues et de le remplacer par des faits positifs."
Après avoir renoncé à comparer la teneur en urée du sang artériel et veineux tout en mesurant son débit urinaire (ce sera la base du principe de A. Fick [1829-1901] formulé en 1882), au-dessus des possibilités du moment, ils décidèrent de supprimer l'organe et d'étudier les modifications du sang. Les reins se prêtaient bien à ce protocole car ils étaient chirurgicalement extirpables et que la quantité d'urée quotidiennement rejetée laissait présager une élévation de son taux sanguin à un niveau accessible aux techniques chimiques d'alors. L'expérience porta sur le chien, le chat et d'autres vertébrés. La première néphrectomie ne fut pas suivie d'infection mortelle en raison sans doute d'une rigueur opératoire plus stricte que celle de Comhaire, non cité (!). Quant au dosage de l'urée sanguine, il fut effectué par Dumas, chimiste déjà éprouvé, qui bénéficiait en outre d'une technique améliorée par rapport à celle de Clarion.