La deuxième néphrectomie fut d'abord bien supportée puis le 2-3e jour, les animaux manifestèrent des signes d'urémie, digestive et nerveuse, les conduisant à la mort du 4e au 7e jour sans altération viscérale précise à l'autopsie. Chimiquement les extraits alcooliques de sang, traités à l'acide nitrique, donnaient à partir du 3e jour des cristaux ayant la forme de ceux obtenus dans l'urine et dans une solution d'urée pure. En outre l'analyse pondérale des cristaux indiquait des compositions identiques, qu'ils proviennent du sang ou de l'urine. Les chercheurs avaient tenu à effectuer ce dernier contrôle car ils avaient conscience de l'enjeu: "Les conséquences de cette assertion (la présence d'urée dans le sang) sont tellement importantes qu'il était de notre devoir de porter la probabilité chimique aussi loin que possible".
De ces expériences effectuées la nuit, dans une casemate désaffectée située près de la promenade de Bel Air, loin de toute habitation de peur d'alerter la population, Prevost et Dumas tirèrent des conclusions innovantes qu'ils n'hésitèrent pas à formuler avec vigueur.
L'urée n'est qu'excrétée par le rein puisque son taux sanguin s'élève après double néphrectomie. En démontrant qu'elle est d'origine extra-rénale, Prevost et Dumas donnent du corps à l'hypothèse émise par Fourcroy de sa possible rétention dans les maladies des reins.
Le titre de leur publication, "Examen du sang et de son action dans les divers phénomènes de la vie", indique qu'ils sont conscients de la portée générale de leur protocole expérimental. Convaincus de l'existence d'autres affections où un trouble humoral pourrait témoigner d'une situation physiologique anormale, ils affirmèrent que l'étude des modifications de la chimie sanguine après ablation d'un organe est la méthode d'investigation de choix : "Dans cette nouvelle carrière que nous venons d'ouvrir, la pathologie trouvera, nous n'en doutons pas, la solution de plusieurs points difficiles". Ainsi débuta la pathologie humorale, prévue par Fourcroy vingt ans auparavant mais délaissée au profit de la pathologie lésionnelle, alors en pleine expansion. Fourcroy, en effet, avait été le protagoniste de l'abord chimique de la médecine.
L'influence de cet infatigable médecin, chimiste, administrateur et politicien, ancien conventionnel, avait disparu avec lui en 1809, sous l'Empire. Comme il avait été, en plus, "Régicide", on devine ce qu'était devenu le poids de sa mémoire sous la Restauration.
Cette expérimentation fut aussitôt connue de la communauté scientifique européenne. A Paris, Segalas d'Etchepare (1792-1875), la confirma dès 1822 avec l'appui du grand chimiste qu'était Vauquelin. Il tenta ensuite d'intoxiquer un chien en lui injectant de l'urée; grande fut sa déception car il n'obtint qu'une polyurie. C'était le premier exemple de diurèse osmotique ! Outre-Rhin, en 1834, L. Gmelin (1788-1853) et F. Tiedemann (1781-1861), puis en 1838, R.F. Marchand (1813-1850) notèrent aussi l'accumulation d'urée après binéphrectomie.
L'introduction en pathologie de la rétention urémique fut assez lente pour la simple raison que la quantité de sang nécessaire au dosage, même approximatif, excluait toute application clinique. Ainsi dans la lettre de J. Bostock (1773-1846) jointe à la publication princeps de R. Bright en 1827, il est question d'un cas autopsié où le taux sanguin d'urée était vraisemblablement très élevé. Dans le livre de R. Christison d'Edinburgh (1797-1882) de 1839, "d'importantes" augmentations sont signalées sans chiffres dignes de foi. Enfin P. Rayer, dans les prolégomènes de son "Traité des maladies des reins" paru en 1839 où il décrit avec rigueur leur sémiologie clinique, anatomique et biologique ne veut tenir compte que des données urinaires et se refuse à considérer comme établie l'augmentation de l'urée sanguine en pathologie humaine. L'amélioration des techniques chimiques par J. Liebig (1803-73) autour de 1850 permit d'apporter une réponse définitive sans que ce dosage ne devienne immédiatement courant. Il ne le sera qu'au début de ce siècle.
Ce qui se passait en pathologie rénale n'était qu'un cas particulier et faute de techniques chimiques et de moyens satisfaisants de prélèvement du sang, la pathologie humorale qu'envisageaient Prevost et Dumas ne se développa que lentement.
Parmi les affections où des anomalies chimiques pourraient intervenir, ils citent l'hydropisie et l'hématurie mais pas le diabète, sans doute car W.H. Wollaston (1766-1828), médecin chimiste de haute réputation, n'avait pu déceler le sucre dans le sang. La glycosurie fut donc un temps considérée comme témoignant d'une maladie rénale.
L'un des tenants de l'humorisme naissant fut G. Andral (1797-1876) qui publia avec Gavarret en 1840 ses "Recherches sur les modifications de quelques principes du sang", ouvrage suivi trois ans plus tard d'un "Essai d'hématologie pathologique". L'inspiration était meilleure que la démonstration.
La binéphrectomie ne fut pas l'unique contribution de ces deux chercheurs. Un travail antérieur avait porté sur la transfusion de sang qu'ils montrèrent n'être tolérée qu'au sein de la même espèce de vertébrés. Plus tard, ils utilisèrent les nouveaux microscopes de Giovani Battista Amici (1786-1868) ainsi que sa technique d'examen sous immersion pour suivre chez la grenouille la maturation testiculaire des spermatozoïdes, la fécondation de l'ovule et la segmentation de l'oeuf, complétant ainsi l'oeuvre de Spallanzani avec de puissants arguments.
Prevost poursuivit sa carrière à Genève où il acquit une réputation méritée de praticien (il soigna Stendhal entre autres célébrités), tout en n'abandonnant pas ses recherches sur la nutrition et l'embryologie, s'intéressant en particulier au développement du foetus bovin et à la circulation in utero. Il joua aussi un grand rôle comme conseiller du canton de Genève pour la salubrité et l'hygiène publique et assura un dispensaire de soins gratuits.
Dumas, avant de travailler avec Prevost, avait déjà réussi un coup de maître. A 19 ans, peu après son arrivée en Suisse, sur les conseils de Coindet, il s'intéressa à l'iode, découvert en 1813 par B. Courtois (1777-1838), et le mit en évidence dans les cendres d'éponges, remède utilisé par les médecins chinois contre les goîtres. Il fut le premier à préparer l'iodure de potassium et à en recommander l'usage pour la prévention et le traitement du goître humain des montagnes granitiques dans une publication de 1819 qui eut un grand retentissement. Rien d'étonnant alors que A.V. Humboldt (1769-1859), membre de l'élitique Société d'Arcueil régie par P.S. Laplace (1749-1827) et C.L. Berthollet (1748-1822) et le plus parisien des savants allemands, tint à lui rendre visite dans son laboratoire lors d'un passage à Genève. Il conseilla au jeune Dumas d'aller à Paris où il devint l'un des fondateurs de la chimie organique, tout en restant très attaché aux biosciences et à la médecine.
Couvert d'honneurs, il fut de 1848 à sa mort un Conseiller écouté de tous les gouvernements. Peut-on oublier qu'il discerna bien des jeunes talents et les aida puissamment, entre autres L. Pasteur (1822-95). Ce fut Dumas en particulier qui recommanda de faire appel à Pasteur pour lutter contre la maladie des vers à soie, première étape de la microbiologie.
Par les résultats obtenus et les déductions qui en découlèrent ainsi que par la qualité des hommes qui s'y engagèrent, les binéphrectomies expérimentales ont constitué la base de départ non seulement de la néphrologie à la fois biologique et clinique mais aussi d'une physiologie et d'une pathologie humorales. Sans la rigueur de leurs travaux, de la conception à l'exécution, rien ne serait resté des idées et des efforts de Prevost et de Dumas, comme cela fut le cas pour Comhaire.