Professeur de Néphrologie à la Faculté de Médecine de Toulouse
CHU Rangueil - 31054 Toulouse Cedex
Né en 1932, le Pr. J.M. Suc a été un des créateurs de l'École Néphrologique de Toulouse. Clinicien et anatomopathologiste, pionnier de la biopsie rénale en 1956, ouvert sur la physiologie et l'immunologie, il s’est particulièrement distingué avec son équipe dans l'étude de la pathologie des transplantés, des embolies rénales de cholestérol et des néphrites expérimentales au cadmium et au chrome.
Notre génération de néphrologues a été très influencée par le concept de liquide extra-cellulaire (Gambie, 1948) (1). Quelques années plus tard, en 1951, "The Kidney" d'H.W. Smith fût pour nous une révélation (2).
C'est ainsi, qu'au-delà des lectures purement scolaires, de "l'introduction à l'étude de la médecine expérimentale" nous avons découvert les conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur et pu apprécier leur retentissement contemporain.
Claude Bernard a finalisé sa conception du "milieu intérieur" dans son livre posthume : "Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux" (1878-1879)(3). Les phrases les plus fréquemment citées sont les suivantes : "La vie constante ou libre est la troisième forme de la vie : elle appartient aux animaux les plus élevés en organisation... Les organes, les appareils, les tissus, fonctionnent d'une manière sensiblement égale, sans que leur activité éprouve ces variations considérables qui se montraient chez des animaux à vie oscillante. Il en est ainsi parce que le "milieu intérieur" qui enveloppe les organes, les tissus, les éléments de tissus, ne change pas; les variations atmosphériques s'arrêtent à lui de sorte qu'il est vrai de dire que les "conditions physiques du milieu" sont constantes pour l'animal supérieur; il est enveloppé dans un milieu invariable qui lui fait comme une atmosphère propre dans le milieu cosmique toujours changeant...
Je crois avoir le premier insisté sur cette idée qu'il y a pour l'animal réellement deux milieux : un milieu extérieur dans lequel est placé l'organisme, et un milieu intérieur dans lequel vivent les éléments des tissus. L'existence de l'être se passe, non pas dans le milieu extérieur, air atmosphérique pour l'être aérien, eau douce ou salée pour les animaux aquatiques, mais dans le milieu liquide intérieur formé par le liquide organique circulant qui entoure et où baignent tous les éléments anatomiques des tissus; c'est la lymphe ou le plasma, la partie liquide du sang, qui, chez les animaux supérieurs, pénètrent les tissus et constituent l'ensemble de tous les liquides interstitiels, expression de toutes les nutritions locales, source et confluent de tous les échanges élémentaires...
La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre et indépendante... le mécanisme qui le permet est celui qui assure dans le milieu intérieur, le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments. Dans la vie constante, l'être vivant
paraît libre et les manifestations vitales semblent produites et dirigées par un principe vital intérieur affranchi des conditions physiques ou chimiques extérieures. Cette appa-rence est une illusion. Tout au contraire, c'est particulièrement dans le mécanisme de la vie constante ou libre que ces relations étroites se montrent dans leur pleine évidence.
Ces lignes, volontairement citées dans leur quasi-intégralité, suscitent plusieurs questions, par exemple :
Dès 1790, Seguin et Lavoisier dans leur "Premier mémoire sur la transpiration des animaux" (4), écrivaient :... "C'est que, sans s'attacher à ne prendre chaque jour que la même quantité de nourriture, sans s'astreindre à un genre de vie déterminée, pourvu que les repas soient pris à des heures à peu près réglées et qu'on évite les excès, le même individu, après avoir augmenté de poids de toute la nourriture qu'il a prise, revient tous les jours, après la révolution de 24 heures, au même poids qu'il avait la veille". C'est une excellente définition de la notion de bilan métabolique externe en équilibre.
En 1824, il faut citer parmi les contemporains de Claude Bernard, Edwards, dont le livre fût intitulé: "L'influence des agents physiques sur la vie" (5). Il convient aussi de citer l'influence importante de la Société de Biologie, dont Charles Robin était le vice-président. Dans le discours inaugural de 1849, il avait assigné aux membres de cette société, différentes tâches. L'une d'entre elles était : "Fonder la Science concernant l'influence de l'environnement et des agents extérieurs sur les organismes vivants" (6). C'est lui qui est crédité d'avoir proposé pour la première fois le terme de "milieu de l'intérieur", tel qu'il l'a formulé en 1853 dans "La Chimie Anatomique" (7).
Notion qu'il reprend en 1874 dans ses "Leçons sur les humeurs", écrivant alors (8) : "L'importance de la notion de milieu intérieur se juge par le nombre des écrits scientifiques et médicaux dans lesquels elle est reproduite depuis vingt années... Plusieurs auteurs s'attribuent la priorité de cette donnée scientifique, mais en fait Verdeil et moi sommes les premiers qui l'avons introduit dans la science..."
Sans entrer dans des querelles de priorité, on peut noter que sa contribution est bien loin de la richesse conceptuelle des phrases de Claude Bernard, en particulier, celles qu'il a exprimées à la fin de sa vie.
Les biographes de Claude Bernard (Holmes (9) et Grmek (10)) se sont attachés au mûrissement de sa pensée entre 1857, date de la parution des "Liquides de l'organisme" (11) et son dernier livre (3). Dès 1857, Claude Bernard envisageait le "milieu intérieur" autant comme un système protecteur que comme un vecteur nutritionnel. C'est la première fois qu'il emploie le mot en public (*Grmek ayant eu accès aux Archives du Collège de France pense pouvoir dater de 1857 une feuille volante : L'épithète jaillit au deuxième jet du document : "Le sang est un milieu intérieur alcalin comme l'eau de mer"). Dans la troisième leçon de ce livre, Claude Bernard décrit le sang en tant que milieu intérieur, intermédiaire entre le milieu extérieur et les "molécules" vivantes qui ne peuvent sans impunité être placées en contact direct avec le milieu extérieur. Il signale les paramètres par lesquels le milieu intérieur transmet des influences du milieu extérieur aux tissus : oxygène, nutriments, glycémie (**La constance de la glycémie et sa régulation ne sont-ils pas pour Claude Bernard la meilleure introduction à la conception du milieu intérieur ? Ce sont les recherches de sa thèse de Doctorat ès Sciences en 1853.), température, humidité... Comme tous les pédagogues, Claude Bernard répétait les thèmes qui lui étaient les plus chers en modifiant chaque fois leur expression.
Dans "L'oeuvre de Claude Bernard" publiée en 1881 (12), Roger de La Coudraie avait dressé un index. Le "milieu intérieur" apparaît ainsi quarante trois fois au long des dix-huit volumes.
Mais c'est dans son dernier livre que Claude Bernard envisage la nécessité d'une régulation du milieu intérieur. Il l'envisage aussi bien pour amortir les variations de la concentration en oxygène de l'air inspiré que pour la régulation de l'eau et des sels par l'action de la soif et des reins. L'une de ses conclusions est : "La fixité du milieu intérieur suppose une perfection de l'organisme de telle sorte que les variations externes sont à chaque instant compensées et équilibrées. Ainsi, loin d'être indifférent au monde extérieur, l'animal supérieur est au contraire dans une constante et savante relation avec lui de telle manière que sonéquilibre résulte d'une compensation continue et subtile, établie par la plus sensible des balances" (3).
Après la mort de Claude Bernard, on doit noter l'absence de commentaires en France sur le concept du "milieu intérieur", par exemple, dans "La leçon inaugurale" de Picard, (13) consacrée à l'éloge de Claude Bernard ou le traité de Beaunis (14). P. BERT en 1881 accorde au milieu intérieur quelques lignes dans son analyse des travaux de Claude Bernard, mais insiste sur la vie chimique de la cellule (12). A Cambridge, Sir Michael Foster consacre une ligne au "milieu intérieur" dans le panégyrique consacré à l'oeuvre de Claude Bernard en 1878, peu après sa mort. (15)
Il faut attendre 1883 pour que dans le livre de L. Fredericq et J.-P. Nuel, intitulé : "Les éléments de physiologie humaine" (16), soit affirmée la constance du milieu intérieur : "La proportion d'eau, de sel, d'aliments, d'oxygène s'y maintient strictement dans des limites fort étroites. Il existe en effet dans l'organisme un grand nombre de mécanismes compensateurs dont l'activité est mise en jeu dès qu'une cause quelconque tend à altérer la composition du milieu intérieur".
En 1900, dans sa publication du "Dictionnaire de Physiologie", Charles Richet (17), écrit dans l'article "Défenses (fonction de)" des remarques essentielles : "En somme, l'être vivant est stable... Il ne maintient sa stabilité que s'il est excitable... de sorte qu'il n'est stable que parce qu'il est modifiable. La défense n'est compatible qu'avec une certaine instabilité. Celle-ci doit s'exercer sans cesse mais dans d'étroites limites; et cette modérée instabilité est la condition nécessaire de la véritable stabilité de l'être. La vie est une autorégulation perpétuelle, une adaptation aux conditions extérieures changeantes. Il faut que le niveau se déplace perpétuellement mais qu'il oscille autour d'une même moyenne, à peu près invariable."
Même si ces lignes ont été inscrites dans un article concernant la défense de l'organisme et dans une perspective toxicologique, elles introduisent la notion essentielle d'instabilité nécessaire pour maintenir la fixité du milieu intérieur. Achard en 1901 (18) envisage le mécanisme régulateur de la composition du sang, dans les conditions extrêmes des injections intra-veineuses massives de solution hypertonique ou hypotonique à l'animal, mais ne cite pas le mot de milieu intérieur en 1924 dans "Système lacunaire" (19).
Par contre, E. Gley, en 1910, se révèle un excellent publiciste du concept (20) : "Le milieu intérieur, sauf de très légères et passagères variations, reste remarquablement fixe; sa composition se maintient constante, en dépit de toutes les causes perturbatrices.
Des mécanismes régulateurs interviennent sans cesse pour rétablir l'équilibre, quand celui-ci tent à être troublé...
Ainsi, grâce à des mécanismes régulateurs divers qui peuvent fonctionner isolément ou simultanément et quelquefois se compenser réciproquement, la composition du sang tend toujours à rester fixe. L'activité des organes hématopoiétiques règle l'équilibre des éléments figurés; l'activité des reins et accessoirement de quelques autres glandes (glandes salivaires et intestinales), celle des organes hématopoiétiques, du foie surtout (formation de l'hémoglobine, formation du fibrinogène) et le pouvoir de fixation de différents tissus pour différentes substances, règle l'équilibre chimique (proportion des matériaux du sang et rapports de ces matériaux entre eux) ; l'activité des reins et accessoirement de quelques autres glandes (glandes sudoripares, poumons [évaporation pulmonaire]) et le pouvoir de fixation des tissus pour les sels et surtout pour le chlorure de sodium, règle l'équilibre physique." et plus loin : "Non seulement les reins, par la sécrétion urinaire, débarrassent l'organisme des déchets inutiles ou même, comme on va le voir, nuisibles, mais encore ils maintiennent la constance du milieu intérieur". F. Wöhler s'exprimait de manière identique en 1824. (*** La biographie de F. Wohler est présentée page 21.)
Enfin, L. Henderson écrit en 1931 à propos de la théorie de Claude Bernard (21) : "Cette théorie de la constance du milieu intérieur fût établie sur un assez petit nombre de faits, mais les découvertes faites au cours de ces cinquante dernières années et l'introduction de méthodes physico-chimiques en physiologie en ont prouvé le bien fondé".
Il exprime un point de vue réductionniste de la régulation du "milieu intérieur" limitée à des mécanismes physico-chimiques, qui sera critiqué par Haldane (22).
Nous y reviendrons.
Cannon a formalisé une théorie générale de la régulation du milieu intérieur. Les prémices en ont été présentés à l'occasion du jubilé de Charles Richet en 1926 où il cite les lignes du Dictionnaire de Physiologie (23). Puis c'est l'article : "Organization for physiological homeostasis", en 1929 (24) où il justifie le préfixe d'"homéo" pour inclure la notion de légère variabilité et déclare préférer le terme de "homéostasie" au terme de "homéostatics" qu'il employait en 1926 car il considérait qu'il n'y avait pas de possibilité d'application d'une théorie mathématique à la régulation.
Cannon sépare ce qui est "besoins cellulaires" : éléments énergétiques, eau, chlorure de sodium, calcium, oxygène, et ce qui est "facteurs environnementaux" des cellules : pression osmotique, température, concentration en ions hydrogène.