Wöhler réalisa en 1828 la première synthèse de l’urée (20) et, rabelaisien, écrivit de Berlin à Jacob Berzélius (1779-1849) chez qui il avait travaillé en 1823-24 à Stockholm : "je ne peux retenir mon urine ! Je peux faire de l'urée sans recourir au rein, d'homme ou de chien. Le sel d'ammonium de l'acide cyan-hydrique est l'urée". A ce titre Wöhler a déjà sa place dans l'histoire de la physiologie et de la médecine rénales. Mais étudiant en médecine avant d'être chimiste, il avait publié un travail de physiologie rénale, mené à Heidelberg, dans le laboratoire de L. Gmelin (1788-1861) : Recherche sur le passage de substances dans les urines (1-Versuche über den Übergang von Materien in den Ham (19, p. 125)) (19), contribution qui aurait pu servir de tremplin à la discipline si elle n'avait été aussitôt oubliée.
La Faculté de Heidelberg avait mis au concours le sujet suivant : déterminer quelles sont les substances qui, introduites dans l'organisme de l'homme ou des animaux par voie orale ou par tout autre voie, passent dans l'urine et indiquer ce que l'on peut en déduire (2-Welche Substanzen, durch den Mund oder auf eine andere Weise in den Körper der Menschen oder Thiere gebracht, gelangen in den Ham, und was kann man hieraus schliessen ? (19, p. 126)) . C'était en 1822, l’année de l'arrivée de Wöhler à Heidelberg, venant de Marburg où il avait déjà deux publications en chimie.
L'étude de l'excrétion urinaire de substances définies est un objectif précis que Wöhler insère dans une vision physiologique plus vaste, exprimée dans son introduction.
Les progrès de la chimie, dit-il, n'ont pas encore sensiblement modifié la médecine et cependant ils offrent l'espoir de comprendre les principales fonctions de l'organisme et leurs perturbations. Tel est le cas de l'appareil urinaire dont la maîtrise pourrait aussi éclairer... la digestion et l’élaboration du sang, ajoute-t-il même.
Le protocole expérimental est décrit avec tous les détails nécessaires : choix des sujets (hommes, chiens ou chevaux) selon la nocivité, connue ou possible, de la substance étudiée, voie d'administration, obstacle que sont les vomissements chez les chiens, refus d'artifices expérimentaux telle la ligature de l'oesophage au cardia qui créerait une situation non physiologique interdisant toute conclusion, technique de recueil de l'urine in vivo ou après sacrifice de l'animal, etc... Wöhler explora ainsi l'excrétion urinaire de 12 corps ou groupes de substances minérales et de 29 composés organiques ou produits végétaux avec les moyens dont disposait la chimie d'alors, c'est-à-dire sans évaluation quantitative, sinon très grossière. Les composants normaux de l'urine, telle l'urée, furent exclus, rien ne pouvant être déduit, dit-il, sans mesure quantitative, alors hors de portée, pour comparer leur excrétion avant et après.
Les résultats sont séparés en 4 groupes, selon que les substances administrées ne modifient pas les urines ou qu'elles y apparaissent soit transformées soit liées à un autre métabolite soit encore excrétées en l'état, chaque groupe donnant lieu à des déductions physiologiques, métaboliques et rénales.
Pour le premier groupe, Wöhler explique l'absence de modifications urinaires par l'insolubilité interdisant l'absorption digestive, la destruction totale, l'assimilation ou enfin l'excrétion par un autre émonctoire. Pour le deuxième, où la substance est excrétée après transformation, il est noté que si le prussiate ferro potassique subit une réduction, en revanche le sulfure de potassium est oxydé. Le fait que les acides "végétaux" (avec anion métabolisable dirait-on aujourd'hui) alcalinisent l'urine, apporte la preuve de ces transformations, hors de l'estomac car ces acides sont retrouvés intacts dans les vomissements provoqués deux heures après leur ingestion. Pour le troisième groupe, Wöhler précise que les acides organiques ou minéraux ne sont jamais excrétés sous forme libre dans les urines, généralement non acidifiées. Il en conclut que c'est à l'état de
sels qu'ils sont excrétés. Quant aux substances du quatrième groupe, apparaissant inchangées dans les urines, elles en augmentent le débit qui était alors l'unique témoin de "l'activité rénale". Wöhler oppose cet effet diurétique à l'oligurie des pertes d'eau, cutanées ou digestives.
A ces considérations physiologiques s'ajoutent celles plus générales sur l'origine de l'urée et l'acidification de l'urine.
Pour l'urée, il souscrit à l'interprétation de Prevost et Dumas (13) : l'urée est formée dans l'ensemble de l'organisme et non dans le rein. Si elle n'est décelable dans le sang que dans des conditions pathologiques, c'est que les taux physiologiques ne sont pas accessibles aux techniques alors disponibles. Et il rapproche les faits expérimentaux de la chimie clinique, citant Nysten (12) et l'odeur "urineuse" de ses malades arrivés au terme d'une maladie rénale ou urologique. On ne peut passer sous silence enfin les quatre lignes où Wöhler annonce le principe qui sera formulé par Fick (5) et utilisé pour l'excrétion rénale de l'urée par Heidenhain (7) : que l'on évoque la masse de sang qui devrait traverser le rein pour- fournir une petite quantité d'urée et d'acide urique. Et cette petite quantité est répartie dans la totalité du sang. Combien peu il doit donc y en avoir dans les quelques livres de sang soumises à l'analyse (3-Man erinnere sich nur, wie viel Blut durch die Nieren circuliren muss, um eine geringe Quantität Harnstoffs oder Harnsäure abzuschneiden, wie sehr daher diese klelnt Menge in der ganzen Blutmasse vertheilt wie wenig in einigen Pfunden Bluts, die man etwa zur Analyst anwendet enthalten sein müsse (19 p. 312)).. Il ne mesurait sans doute pas à quel point sa remarque était fondée.
Pour l'acidification de l'urine après administration d'acides il suit un raisonnement proche et, avec Gmelin, la rattache au phosphate acide d'ammonium provenant de l'acide phosphorique du sang. Où se formerait alors ce sel acide et comment serait-il séparé des autres sels du sang, alcalins ?
Wöhler pose la question sans y répondre. Belle maturité cependant que d'être à 23 ans sur la même ligne que F. Magendie (1783-1855) opposant l'origine sanguine de l'urée et le contraste entre l'alcalinité du sang et l'acidité de l'urine (10). Le rein doit donc posséder une fonction propre de transformation et la sécrétion rénale ne peut se résumer à une simple filtration.
Wöhler élève le débat en tirant partie de ses expériences pour exprimer une conception générale de la Fonction des Reins : Les reins sont des organes destinés à sécréter un fluide composé en partie de substances arrivées dans le sang et non assimilables et partant inaptes à la nutrition, en partie de substances produites par la digestion et l'assimilation, ou bien séparées lors de la recomposition de la matière organique et ne pouvant plus servir à l'organisme. Les reins sont donc des organes qui contribuent à conserver le sang dans l'intégrité de sa composition normale, indispensable à la vie (4-Sie sind vorhanden, um elnt Flussigkheit auszusondern, aus denjenigen Materien zusammengesetz die theils unassimilirt ins Blut gelangten, und zum Stoft~Erlatz des thierischen Körper nicht brauchbar sind, theils bei der Verdauung und dem Wechsel der Materie im thierischen Organismus erzeugt, oder bei diesen Vorgängen als fernerhin unbrauchbar abgeschieden werden ; sie sind also Organe, welche dazu beitragen, das Blut in seiner zum Leben nothwendigen Mischung zu erhalten, ohne selbst irgend eine neue Materie zu erzeugen (19 pp. 314-5)). Difficile de concevoir à cette période la physiologie rénale avec plus d'exactitude et de mieux montrer la voie par où on pouvait espérer progresser.
Quelques déductions cliniques : l'une porte sur les tophi goutteux, expliqués par la rétention d'acide urique et sa précipitation en milieu acide. Une autre est le lien entre les oedèmes et les fortes albuminuries, confirmant le travail cité de Blackall de 1814 (2). Plus importantes encore sont ses considérations sur les fonctions rénales et leurs anomalies. Trois points : a) la polyurie du diabète n'a pas d'autre explication que l'excrétion du sucre en excès dans le sang; b) "l'hydropisie" rattachée à une rétention rénale d'eau (la physiologie des électrolytes était alors inconnue); c) une rétention rénale de l'urée, moins dans les néphrites à peine citées (Richard Bright n'avait encore rien publié) que dans les anuries obstructives, comme celles rapportées par Nysten (12).
De ses expériences, Wöhler tire aussi des déductions thérapeutiques. Certaines, très chimico-physiques, portent sur la lithiase urique et son traitement, préventif et curatif, par l'alcalinisation au long cours des urines. C'est le dénominateur commun, dit-il, de toutes les thérapeutiques, par les "acides végétaux" ou les sels d'acides organiques.
Wöhler venait renforcer ceux qui dans l'Europe entière se distinguaient en étudiant la physico-chimie des urines pathologiques. Son mérite aussi est d'avoir souligné le risque de dépôts alcalino terreux à la périphérie des gros calculs d'acide urique, refusant donc de faire des aspérités de surface un signe certain d'attaque de la pierre par les urines alcalines.
D'autres remarques thérapeutiques portent sur les diurétiques. Wöhler quitte alors chimie et physiologie pour penser en clinicien averti. Il sépare en effet les diurétiques indirects, telle la digitale dans les oedèmes cardiaques ou le quinquina dans les oedèmes de la malaria (surprenant!) des vrais diurétiques que sont les solutes urinaires, spécialement l'urée étudiée par Ségalas d'Etchepare (18). Il remarque que l'eau constitue plus de 93 % du poids des urines, qu'elle est le véhicule des solutes excrétés et que tout excès d'eau doit aussi être éliminé. Les facteurs intervenant sur le débit urinaire sont donc à bien connaître pour utiliser à bon escient les diurétiques chez les hydropiques. Y réussir, c'est rétablir la principale fonction rénale connue à l'époque.
Wöhler a donc raison de présenter son travail en médecin et de faire précéder son nom par son titre de "Docteur" sur la publication allemande et sa traduction française de 1827, alors que dans les journaux de chimie il est "Mr Wôhler".
Malgré sa richesse, ce travail de physiologie demeura inconnu ou presque, tout comme la longue étude contemporaine de Ch. Chossat (1796-1875) reliant le débit de l'urine à celui de son résidu sec (4). Rayer (14) cite Wöhler surtout lorsque la substance étudiée est un médicament. Cet écho fut le principal, sinon le seul, jusqu'en 1880 où C. Richet et R. Moutard Martin attachèrent une grande valeur à son mémoire lorsqu'ils étudièrent la diurèse provoquée par les sucres administrés par voie IV (11) (15). L'oxydation de certaines substances ensuite rejetées dans les urines est le seul fait retenu par Würtz (21) dans sa nécrologie de Wöhler lorsqu'il cite cet article. La conception générale de Wöhler sur le rôle du rein dans l'organisme n'a pas retenu l'attention des physiologistes du 19ème siècle, sauf de Richet et Moutard Martin qui l'ont appliquée au bilan de l'eau.
Le changement d'orientation de Wöhler a pu inciter médecins et physiologistes à classer sa contribution physiologique comme un avatar, "l'erreur de jeunesse" d'un grand chimiste, dont la réussite ne devait pas être ternie par cette escapade.
Chimiste était Wöhler, chimiste devait-il rester. Attitude courante de l'opinion surtout quand le travail en cause est hors de la ligne des recherches du moment. Et puis, même pour la plupart des cliniciens, Wöhler était surtout grand par la synthèse de l'urée, prouesse qui de surcroît sonnait le glas du vitalisme chimique, comme l'indique une phrase du premier paragraphe de sa communication princeps (20) : ...il se produit de l'urée : fait d'autant plus remarquable qu'il offre un exemple de la formation artificielle d'une matière organique, et même de nature animale, au moyen de principes inorganiques (5-...Harnstoff entsteht, eine auch noch in sofern merkwürdige Thatsache, als sie ein Beispiel von der künstlichen Erzeugung eines organischen, und zwar sogenannten animaleschen, Stoffes aus unorganischen Stoffen darbietet. (20 p. 253)). L'événement n'a cependant pas constitué la mutation brusque du vitalisme biologique claironnée cinquante années plus tard. La méthode indirecte et très brutale, non physiologique, pour obtenir cette synthèse et le fait qu'elle soit restée presque unique pendant deux décennies ont fait que ladécouverte de Wöhler n'a été insérée qu'avec retard dans le processus qui a conduit à la naissance de la biochimie, même si elle en a constitué sans doute une étape cruciale, Hopkins (8), Jacques (9), Schiller (16), Brooke (3). La synthèse de l'urée ne pouvait donc qu'écarter le grand chimiste, qu'était déjà Wöhler, de la physiologie même si elle était biologiquement bouleversante.
La vie de Wöhler fut avant tout celle d'un chercheur qui jamais ne se départit d'une grande réserve bien qu'il appartint à l'aristocratie de la science du 19ème siècle.
Son père, plutôt aisé, était agronome, exploitant agricole s'occupant aussi d'élevage de chevaux pour la noblesse et la Cour de Hesse. Durant de brillantes études secondaires à Francfort, Friedrich se passionna pour la chimie, publiant dès l'âge de 17 ans. Comme c'était courant alors, il entama ses études universitaires par la médecine à Marburg puis Heidelberg, où il fut diplômé en 1823 avant de devenir chimiste sous l'influence de Gmelin. Celui-ci le dirigea chez Berzélius à Stockholm auquel il resta étroitement lié. Là il constata que le cyanate d'argent avait la même formule pondérale que le fulminate d'argent, chimiquement très différent, alors étudié par son compatriote et contemporain J.Liebig (1803-1876), en stage chez J.L. Gay Lussac (1778-1850) à Paris. Ce phénomène fut dénommé Isomérie par Berzélius qui en montra toute la portée. Ce fut le début de liens amicaux, donnant lieu à une correspondance suivie jusqu'à la mort de Liebig. Naturalistes tous deux, ils joignirent leurs efforts dans des études chimiques, géologiques et végétales. Mais l'essentiel de l'oeuvre de Wöhler est de chimie minérale, Keen (6), Schwedt (17).
Après avoir enseigné à Berlin et à Cassel dans des Ecoles Industrielles il occupa dès 1836 une chaire à Göttingen où il resta jusqu'à sa mort en 1882, entouré de respect et couvert de distinctions nationales et internationales. Correspondant de l'Académie des Sciences de Paris en 1854, il fut élu Associé en 1864 succédant à Mitscherlich (1794-1863). En remerciant P.J. Flourens (1794 - 1864), Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences, il évoque La gloire de l'Empire des Sciences (1). Enfin, il fut nommé Officier de la Légion d'Honneur en 1855, sur la proposition de J.B. Dumas semble-t-il (1) (6). Grand chimiste en son temps, Wöhler avait un siècle d'avance en physiologie. Il ne pouvait donc être compris.
Remerciements.
Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à nos Collègues et Amis, les Professeurs E. Ritz (Heidelberg) et H. Klinkmann (Rostock). Sans leur aide nous n'aurions pu avoir accès à l'indispensable documentation originale.