Professeur Honoraire, Faculté de Médecine Pitié-Salpêtrière
37 Boulevard Lannes
75116 Paris
Interne (1949) puis Assistant (19591965) dans le Service du Pr M. Dérot, Hôtel Dieu, Paris. Chef du Service de Néphrologie, C.M.C. Foch, Suresnes (1965-1972) puis C.H.U. PitiéSalpêtrière (1972-1986). Président de l'European Dialysis and Transplant Association (1979-1981).
La place du rein a toujours été importante, voire dominante dans la très longue histoire du diabète sucré.
L'existence d'une polyurie "diabétique" est signalée dans des papyrus égyptiens datant d'environ 1500 ans avant J.C. Le goût sucré de l'urine est noté par Susrutha aux Indes, 400 ans avant notre ère. La première description clinique fiable du diabète (du mot grec qui signifie "passe à travers") est attribuée à Aretée de Capadoce qui, frappé par la polydipsie, localise l'origine des troubles au niveau de l'estomac. Galien, vers 130 de notre ère, fait du diabète une "diarrhée urinaire". Maladie rénale du fait de la polyurie, maladie digestive du fait de la polydipsie et de la polyphagie tel sera le débat pendant plusieurs siècles. En 1808, Dupuytren et Thenard écrivent: "la cause du diabète sucré paraît être dans une exaltation avec perversion de l'action des reins..." (8, 12, 19, 23).
La relation entre polyurie, glycosurie, hyperglycémie et désordres pancréatiques s'établit pas à pas. En 1674, Thomas Willis note la saveur mielleuse de l'urine de certains malades polyuriques et isole ainsi, au sein des diabètes, le diabète dit sucré. En 1775, M. Dobson rattache la saveur particulière de l'urine du diabétique à la présence d'un sucre qui serait également présent dans le sang. Chevrel, en 1815, assimile le sucre à celui du raisin ! J. Rollo, en 1800, puis A. Bouchard, en 1829, établissent, les premiers, les relations entre l'importance de la glycosurie et la teneur de l'alimentation en hydrates de carbone (12, 23). Cette relation s'éclaire avec les travaux de Claude Bernard concernant la fonction glycogénique du foie et ceux de A. Bouchardat (2) sur le rôle du pancréas dans la genèse du diabète. Celui-ci est définitivement établi en 1889 par les expériences de J. Von Mering et O. Minkowski qui induisent chez l'animal un diabète par pancréatectomie totale puis partielle (28). En 1922, juste avant l'ère de l'insulinothérapie, F. Rathery (16) définit le diabète sucré comme "un syndrome de pathogénie encore insuffisamment connue, dont la manifestation clinique la plus apparente, mais non la plus importante, est la glycosurie, syndrome relevant d'un trouble permanent de la nutrition portant plus spécialement, mais non exclusivement, sur le métabolisme des hydrates de carbone" (23). Avec quelles conséquences pour le rein ?
P. Rayer attribue à Cotugno le fait de signaler, pour la première fois à Vienne en 1770, la présence dans les urines d'un patient diabétique d'une protéine coagulable par la chaleur. Lui-même signale l'existence d'une albuminurie chez les diabétiques porteurs d'oedèmes (24) et, dans l'esprit de la description princeps de R. Bright (3) au Guy's hospital à Londres, il intègre cette atteinte rénale dans le cadre général des néphrites avec "hydropisie". L'aventure conjointe diabète et rein commence et ne s'arrêtera plus. Les paradoxes cliniques apparents ne manquent pas. Ils appellent l'étonnement des cliniciens. Ainsi, M. Lancereaux, en 1905 écrit dans le Bulletin de l'Académie de Médecine : "il existe des diabètes multiples relevant de conditions pathogéniques diverses :
Or, de ces trois diabètes, le premier est fréquemment accompagné d'albuminurie, le second exceptionnellement et le troisième jamais" (17). A l'époque, l'évolution rapidement mortelle du diabète pancréatique insulinodépendant ne laissait pas à la protéinurie le temps nécessaire pour apparaître... Protéinurie chez les diabétiques pourquoi ?
Vers 1880, les travaux d'Armanni puis d'Ebstein mettent en évidence chez les patients décédés de diabète des lésions rénales spécifiques, essentiellement tubulaires, caractérisées par l'existence d'une nécrose hyaline du tube rénal et de l'anse de Henle. Quelques années plus tard, Ehrlich démontre, dans la même situation clinique, l'infiltration glycogénique des cellules épithéliales de l'anse. De nombreuses discussions eurent lieu ultérieurement concernant le siège électif ou prédominant des atteintes tubulaires, avec certitudes non généralisées. L'étude exhaustive de S. Ritchie et D. Waugh en 1957 (25), associant études histologiques traditionnelles et dissection néphronique, semble clore le débat. Les auteurs confirment la prédominance des lésions dans la partie terminale droite du tube contourné proximal, avec parfois extension au niveau de la partie initiale de l'anse. Ils démontrent que la vacuolisation glycogénique de l'épithélium tubulaire siège essentiellement dans le cortex profond et la partie externe de la médullaire. Les lésions tubulaires d'Armanni-Ebstein sont imputables à de gros troubles de la glycorégulation avec glycosurie massive. Elles deviendront exceptionnelles avec l'ère de l'insulinothérapie. Les lésions tubulaires avec dépôts de glycogène et de graisse, qui sont encore parfois signalées sur les biopsies rénales de patients diabétiques sont habituellement très discrètes et n'ont pas de signification clinique. Vers 1930, le diabète s'éloigne de son premier partenaire, le tube, pour rejoindre le glomérule et l'assurer de sa fidélité... Cette période coïncide avec celle des travaux qui assurent la victoire du glomérule sur le tube dans la genèse de l'albuminurie. (Voir article de P.P. Lambert dans le n°2 de Néphrologie d'hier et d'aujourd'hui.)
En 1936, Kimmelstiel et Wilson, à partir de huit autopsies dont sept concernant avec certitude des malades atteints de diabète, décrivent des lésions glomérulaires très particulières (14). La lésion, de nature dégénérative, consiste en une glomérulosclérose intercapillaire plus ou moins diffuse avec des dépôts hyalins qui révèlent une topographie très spécifiquement nodulaire (voir figure). La technique de la biopsie rénale, introduite par P. Iversen et C. Brun en 1951, va permettre de confirmer la valeur de la description princeps de Kimmelstiel et Wilson et de préciser la fréquence, le type anatomique et l'évolution des lésions glomérulaires dans les diabètes insulino et non insulinodépendants. L'un des cinq premiers malades biopsiés était atteint d'une glomérulopathie diabétique et C. Brun et coll. feront de la néphropathie diabétique étudiée par biopsie le thème d'un article publié en 1953 (4). La glomérulosclérose diffuse est la lésion la plus courante, la forme nodulaire est plus rare mais hautement spécifique du diabète. Il sera démontré que l'accumulation de substance hyaline entre les capillaires trouve son origine dans les cellules mésangiales avec épaississement secondaire de la membrane basale et formation de nodules.
L'importance du travail original de Kimmelstiel et Wilson ne sera perçue qu'avec un certain retard par les cliniciens. A. Fishberg dans la 4ème édition de son traité consacré à l'hypertension et aux néphrites, publié en 1939 (9), insiste sur la fréquence du syndrome néphrotique chez le diabétique mais ne fait pas référence aux lésions anatomiques glomérulaires qui lui sont souvent associées. Cette relation anatomo-clinique sera par contre largement soulignée en 1941 dans le travail de S. Siegal et A. Allen (26). En 1946, semble-t-il pour la première fois dans la littérature française, M. Dérot et J. Canivet (6) font allusion au "syndrôme de Kimmelstiel" et citent la thèse de G. Dupuy, consacrée à ce sujet et soutenue à Paris en 1945 (7). Il faudra attendre les années 50 pour que les lésions glomérulaires deviennent la clef de voûte de ce qui sera désormais la "néphropathie diabétique", concept magistralement introduit dans la littérature médicale en 1951 par J. Wilson, H. Root et A. Marble (29). Si le glomérule fut et demeure le partenaire privilégié de la liaison rein-diabète, il n'est pas le seul.
La diversité des lésions anatomiques rénales chez les diabétiques est soulignée par tous les auteurs dès le 19e siècle. En 1885, I. Straus dans un article synthétique (27) écrit : "nous ne sommes plus au temps relativement peu éloigné de nous où l'on considérait la lésion rénale anatomique ou fonctionnelle comme étant la cause du diabète...". Il insiste sur le fait que les lésions rénales chez le diabétique sont "aussi nombreuses que disparates. C'est ainsi que l'hypertrophie simple des reins, la stéatose des épithéliums, la néphrite parenchymateuse, la dégénérescence amyloïde, les abcès du rein, la gangrène même de cet organe ont été noté tour à tour". Une telle analyse reste schématiquement valable pendant plus de 50 ans.
A partir de 1950, le meilleur contrôle du diabète, la large prescription des antibiotiques en cas d'infection vont avoir un effet direct sur le profil de la néphropathie diabétique. La fréquence des lésions infectieuses à type de pyélonéphrite aiguë et chronique diminue régulièrement. Les complications rares telles que la pneumaturie urinaire, l'emphysème rénal par fermentation urinaire d'origine bactérienne disparaissent ainsi que les nécroses papillaires. A l'inverse l'allongement spectaculaire de l'espérance de vie et l'âge moyen régulièrement croissant des diabétiques insulino et non insulino-dépendants vont faire jouer une place importante au rôle de l'hypertension artérielle dans la genèse des lésions vasculaires non spécifiques chez le diabétique. Enfin, et surtout progressivement, les lésions artériolo-glomérulaires vont s'imposer comme les plus caractéristiques de la relation diabète et rein. Elles s'inscrivent dans le cadre plus général de la microangiopathie diabétique avec ses deux cibles majeures : l'oeil et le rein, touchés souvent, mais non toujours, de façon parallèle.
L'albuminurie fut la première manifestation biologique décrite, elle demeure le signe biologique majeur de l'atteinte rénale du diabète. Sa fréquence est élevée et, en 1905, Jeanselme note sa présence chez 10 % des sujets diabétiques (14). Très tôt les auteurs soulignent les multiples formes évolutives de l'anomalie biologique. On distingue l'albuminurie fonctionnelle rythmée par l'alimentation et qui peut disparaître sous l'influence du régime et l'albuminurie permanente d'importance variable, parfois massive, qui peut-être le prélude à la survenue d'une insuffisance rénale. Beaucoup d'auteurs notent un parallélisme entre le taux de la glycosurie et celui de l'albuminurie, mais signalent également l'évolution inverse des deux anomalies. L'association albuminurie oedèmes est signalée dès les premiers travaux consacrés aux manifestations rénales du diabète. Elle est présente dans l'observation princeps de R. Bright (3) et 6 sur 8 patients étudiés par Kimmelstiel et Wilson avaient des oedèmes. La pathogénie de l'albuminurie est à l'origine d'un long débat. En 1892 Lancereaux (17) parle de "diabète albumineux". Vers 1920, le concept d'une "auto-intoxication secondaire aux troubles nutritifs" suivant l'expression de F. Rathery (23), est largement répandu. En 1939, A. Fishberg (9) insiste sur la survenue chez certains malades d'un véritable syndrome néphrotique dont l'installation peut coïncider avec la mise en route de l'insulinothérapie qui "neutralise l'effet diurétique de la glycosurie et de l'acidose"...
En 1941, S. Siegal et A. Allen établissent pour toujours le rapport entre le syndrome néphrotique et les lésions décrites par Kimmelstiel et Wilson (26). Au cours des années 50, les études anatomocliniques en série vont permettre de préciser définitivement l'épidémiologie, la séméiologie et l'évolution de la liaison diabète et rein (20, 21, 22). Pourtant, la route continue mais change de cap. A partir de 1960, les recherches se concentrent sur les manifestations rénales précoces du diabète et l'analyse des facteurs impliqués dans la genèse de la glomérulopathie diabétique. Les voies de la microalbuminurie et de l'hyperfiltration glomérulaire s'ouvrent. Ce sujet fait l'objet d'un article distinct de C.E. Mogensen auquel nous renvoyons le lecteur.
Au début du 20e siècle la néphrite chronique azotémique est encore considérée comme rare chez le diabétique. A. Laffitte en 1909, dans le chapitre de son traité consacré aux maladies des reins, note la survenue possible chez les diabétiques d'une néphrite chronique diffuse qui "aggrave toujours le pronostic de la maladie initiale" (16). Les relations entre le diabète et le développement d'une néphrite chronique compliquée d'insuffisance rénale resteront très longtemps mal perçues. En 1949 Pasteur Vallery-Radot et coll. soulignent la fréquence des néphrites chroniques chez les diabétiques mais indiquent qu'il ne s'agit souvent que "d'une relation de coïncidence : c'est une néphrohypertension bénigne de la cinquantaine ou une néphrite hypertensive et azotémique chez un diabète sans dénutrition" (22). Les études anatomocliniques et les données statistiques des années 50 vont bouleverser cette analyse.