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numéro 5

L'enigme de la toxémie gravidique : de la "maladie sacrée" à l'endothelium

Par Michel Beaufils

Hôpital Tenon

75970 Paris Cedex 20

 

Médecin des Hôpitaux de Paris, 1983 ; Membre fondateur de la « Société pour l'Étude de l'Hypertension Artérielle de la Grossesse ».

L'Hypertension gravidique, le rôle de l'agrégation plaquettaire et la prévention par l'acide acétyl salicylique, travaux qu'il poursuit depuis plus de 10 ans, complètent une riche investigation clinique marquée, entre autres, par l'étude des glomérulo néphrites des septicémies chroniques larvées.

 

« La femme éclamptique a certainement éprouvé à travers les siècles l'ingéniosité des médecins, pour avoir été successivement saignée, purgée, bandée, lavementée, irriguée, ponctionnée, mise à jeun, calmée, anesthésiée, paralysée, tranquillisée, rendue hypotendue, diurétiquée, mammectomisée, déshydratée, accouchée de force, puis négligée. »

F. Zuspan (1)

 

La prééclampsie est une maladie peu commune. Elle touche un événement mystérieux et sacré (l'enfantement), et de tout temps l'on a su qu'elle pouvait tuer et la mère, et l'enfant. Encore dans les temps anciens n'en connaissait-on que la manifestation ultime, les convulsions qui, elles aussi, touchaient au sacré (puis au diabolique). Elle n'a été séparée de l'épilepsie qu'au XVlllème siècle, les premières vraies descriptions n'en sont apparues qu'à la fin du XIXème. Elle a alors donné lieu à une floraison d'hypothèses, et les obstétriciens se plaisent encore à la qualifier de "maladie des hypothèses". Elle a été aussi une maladie des dogmes, et elle le reste. Elle a été suspectée, puis décrite, à une époque où la mortalité maternelle était considérable, pour ne pas parler de la mortalité périnatale. Les complications obstétricales, l'hémorragie, l'infection en étaient les principaux responsables. L'obstétrique a évolué, la mortalité maternelle et foetale se sont effondrées, mais la prééclampsie est maintenant, et de loin, la première cause de cette mortalité. En ce sens elle garde une grande partie de son mystère et de sa magie.

 

 La "préhistoire"

L'éclampsie est présente dès les traités pré-Hippocratiques (2) : "Dans la grossesse, l'endormissement avec des maux de tête, des lourdeurs et des convulsions est généralement mauvais" ; ou bien "L'apparition de maux de tête et de somnolence chez une femme enceinte est mauvais. De tels cas peuvent être responsables d'attaques, de convulsions". Si Hippocrate ne s'attarde guère sur la femme enceinte dans ses écrits sur la "maladie sacrée" (l'épilepsie), Galien note que pour une femme enceinte "l'épilepsie, l'apoplexie et le tétanos sont particulièrement mortels". Dans ce domaine comme dans d'autres, la médecine n'évoluera que peu entre Galien, le grand maître du IIème siècle, et la Renaissance. Divers auteurs, jusqu'à la fin du Moyen Age, reviennent seulement sur le fait que les convulsions et le coma annoncent un travail difficile et la mort du foetus. Ce qui est clair en tout cas est que l'éclampsie s'intègre dans le cadre de l'épilepsie et participe de sa connotation religieuse, très marquée pendant des siècles.

 

A cette époque, l'on estime que l'embryon (réduit en fait au seul sperme) se nourrit du sang menstruel maternel qui, pour cette raison, n'est pas évacué (3). Ce sang est éventuellement chargé de substances toxiques, susceptibles d'empoisonner l'embryon. De cette idée naquirent diverses techniques destinées à éloigner ce sang de l'utérus (massages, purges...), ou à répartir les toxines autrement pour les éliminer. Faut-il rappeler qu'à cette époque le sang ne circulait pas, qu'artères (étymologiquement : qui conduisent l'air) et veines faisaient partie d'un grand système de canaux de toutes sortes et, comme les autres, véhiculaient de l'air (le pneuma), de l'eau, et diverses humeurs au nombre desquelles le sang. Un début de compréhension de la circulation du sang se profile, certes, à la Renaissance (Léonard de Vinci avait peut-être même tout compris), mais les descriptions anatomiques ne concernent pas la vascularisation de l'utérus gravide.

 

Les premières descriptions

 

C'est à Mauriceau (Fig. 1) (Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont accouchées) à la fin du XVIIème siècle, qu'est attribuée la première description clinique de l'éclampsie, et sa spécificité  par rapport à l'épilepsie (4). C'est lui égaIement qui établit qu'il s'agit fondamentalement d'une maladie de la première grossesse. La circulation du sang vient d'être définitivement démontrée par W. Harvey (1629) (5), mais la relation n'est pas faite. Le mécanisme des oedèmes reste une "pléthore" mal définie. Quant à la pression du sang, bien que déjà suggérée dans le "de motu cordis et sanguinis" de Harvey, elle ne sera mesurée que plus tard, en 1718, par le Révérend Stephen Hales (5).

 

Le terme d'éclampsie lui-même est du à De Sauvages (1739), qui précise les différences entre l'épilepsie que nous qualifierions aujourd'hui d’ "essentielle" et d'autres convulsions dues à des causes "aiguës". Deux variantes en sont étrangement proposées, Eclampsia parturientum (la maladie décrite par Mauriceau) et convulsio gravidarum, qui serait une entité complètement différente. En 1818, Chaussier décrit les signes prémonitoires de l'éclampsie : les céphalées, et surtout la douleur en barre qui a gardé son nom.

 

En 1843, Lever, peut-être inspiré par l'illustre Richard Bright, établit que l'éclampsie est  associée à une protéinurie. Il note également que celle-ci régresse rapidement après l'accouchement, ce qui aurait dû différencier l'éclampsie des néphrites étudiées par Bright. Pourtant l'amalgame fut rapidement fait, et durable, même si Blot montre, en 1849, que cette protéinurie peut ne s'accompagner d'aucune lésion rénale, ce qui n'est pas le cas des néphrites. Spiegelberg, en 1878, écrit donc que "l'éclampsie vraie est due à un poison urémique, conséquence d'une excrétion rénale déficiente". Les reins apparaissant le plus souvent normaux à l'autopsie (Blot le savait), c'est un spasme qui est incriminé. Le sphygmomanomètre de Marey permettant de mesurer la pression artérielle en clinique fait son apparition dans les années 1860. La thérapeutique, elle, n'a guère progressé et reste dominée par les saignées, destinées à lutter contre la "pléthore" et les toxines.

 

Les étapes de la compréhension

Tarnier

L'ère de la physiopathologie s'ouvre en 1894, avec Tarnier (Fig. 2). Pour lui, l'incidence de l'éclampsie est de 1/250 grossesses à l'hôpital, soit environ 1/1000 dans la population générale (car les éclamptiques sont plus volontiers dirigées vers l'hôpital). Il estime que cette pathologie frappe surtout les femmes qui n'ont pas été régulièrement suivies ("le refrain était, à l'époque, une nouveauté", dira Malinas avec son humour savoureux). Mais surtout, Tarnier propose une physiopathologie cohérente (3) :

. l'augmentation du volume sanguin entraîne une hyperpression artérielle, qui "force" l'albumine à travers les glomérules et détermine une insuffisance rénale;

. l'élimination de l'eau et des toxines en est perturbée et les convulsions résultent de l'irritation directe du cerveau par ces toxines, aggravée par l'oedème.

 

La triade symptomatique caractérisant la prééclampsie est maintenant au complet.

 

Tarnier préconise le régime lacté intégral qui, selon lui, ferait disparaître l'éclampsie. C'est à peu près à la même époque que l'hypertension artérielle essentielle est décrite, et séparée de celle des néphropathies. Peu après, la mesure de la pression artérielle fait son entrée dans l'examen clinique banal (Riva Rocci 1896), et elle est codifiée grâce à Korotkoff (1905).

 

Nosologie : l'oeuf ou la poule ?

Herrick, en 1936, rattache les hypertensions de la grossesse à l'hypertension essentielle plutôt qu'aux néphropathies. Celles-ci n'expliquent, à son avis, qu'une "faible proportion" des hypertensions gravidiques. Cette idée fut très populaire dans les années 40, où nombre d'auteurs admirent qu'elles n'étaient que la manifestation d'une hypertension essentielle sous-jacente, simplement révélée par la grossesse.

A ce jeu, la pré-clampsie-éclampsie perdait son statut d'entité clinique à part entière.

 

L'albuminurie restait cependant mal expliquée dans un tel schéma. Le terme d'"albuminurie gravidique" fit son apparition, séparée des albuminuries "de suppuration" et de celles des néphrites aiguës et chroniques : "Il ne s'agit pas d'une maladie rénale primitive, mais d'une maladie générale. C'est une gestose... Elle se manifeste non pas dès le début de la grossesse comme le fait la néphrite chronique, mais au cours du troisième trimestre. Nous n'en connaissons pas la nature. Mais nous savons qu'elle comporte un déséquilibre endocrinien et neuro-végétatif, une instabilité de la fonction vasomotrice et, comme corollaire, des troubles circulatoires" qui retentissent sur le rein, les artères, le foie, le cerveau (6). La normalité de la constante d'Ambard en est un élément diagnostique majeur.

 

Une troisième idée encore était proposée : la prééclampsie pourrait être une entité clinique autonome de nature inconnue, mais qui serait responsable, en dépit de sa brève durée, de lésions vasculaires et rénales capables d'entraîner par la suite une hypertension permanente, ou une néphropathie. Le débat entre ces différentes éventualités a duré une bonne trentaine d'années.

 

En 1937, L. Chesley (7) eut l'idée que seul un suivi longitudinal pouvait permettre de trancher entre ces hypothèses. Il lança alors son travail obstiné, qui allait durer presque 50 ans, et qui est resté à cet égard unique : le  suivi  régulier  de 270 femmes ayant survécu à une éclampsie entre 1931 et 1951 à l'hôpital de Jersey City (NJ). Il aboutit, dans les années 70-80, aux conclusions suivantes :

 

 

 

Ainsi Chesley ouvre une nouvelle époque, qui marquera pour plusieurs décennies (et ce n'est pas fini) l'obstétrique américaine et mondiale : la "vraie" prééclampsie ("toxémie gravidique pure"), qui est une entité clinique et nosologique, et s'oppose à la "fausse" prééclampsie (celle de la multipare, celle non protéinurique, un peu plus tard  ce sera aussi la prééclampsie précoce, et maintenant presque toutes les prééclampsies) qui n'est que la révélation d'une maladie vasculaire ou rénale sousjacente. Dans son travail remarquable, Chesley ne commente guère le fait que ses patientes primipares ont tout-de-même un franc excès de mortalité cardiovasculaire sur la population témoin. De même il ne tirera pas partie du travail de l'équipe de Lindheimer qu'il cite pourtant largement : certes la prévalence de l'hypertension est équivalente chez les femmes qui ont une "vraie" prééclampsie et dans la population témoin (ce fait lui convient), mais cette prévalence est bien plus basse, infime même, chez les femmes de même âge dont les grossesses ont été normales.

 

Les oedèmes, le sodium

Les oedèmes sont, à part les convulsions, le seul symptôme connu de tous temps. Ils correspondent à une "pléthore", à l'accumulation anormale d'une substance en excès. Depuis Bright, ils étaient reliés à l'albuminurie mais aussi bien leur mécanisme que leur teneur restaient obscurs. Le chemin conduisant à la rétention de chlorure de sodium dans un espace extra-vasculaire était encore long (voir8). Une fois  admise cette idée, le régime lacté proposé par Tarnier fut bien vite abandonné. Sous  l'influence de Widal, le régime "déchloruré", puis "désodé" devint la panacée. Aussitôt inventé,  le radical "régime de Kempner" sera prescrit aux femmes enceintes dès lors qu'elles sont protéinuriques. Puis un régime  "sans sel", moins drastique certes, sera proposé comme traitement préventif à toutes les femmes enceintes. Ce régime aura la vie dure, et offre encore de  nos jours de solides îlots de résistance.

 

 

Et pourtant, en 1947, Robinson (Cité dans 9) avait montré que l'administration de sel guérissait efficacement les crampes des femmes enceintes, sans augmenter pour autant le risque de toxémie. Elle publia en 1958 (9) la première étude contrôlée comparant l'administration d'un régime enrichi ou appauvri en chlorure de sodium chez 2077 femmes. Les résultats en furent clairs (Fig. 4) : la toxémie et la mort périnatale étaient plus rares chez les femmes recevant plus de sel, même la fréquence des oedèmes était moindre. Qui plus est, elle traita 20 patientes atteintes de toxémie précoce avec un apport supplémentaire de sel : "Toutes s'améliorèrent et plus importante fut la dose de sel, plus rapide et complète fut la guérison". (Fig. 5) Cet article resta, l'on s'en doute, négligé. Le régime "sans sel" devait régner encore longtemps et les diurétiques avaient fait leur apparition...

 

 

En 1970, Lindheimer et Katz écrivent: "l'opinion dominante est que la femme enceinte retient insidieusement du sodium... l'apport sodé doit donc être sévèrement restreint, et les diurétiques devraient être largement utilisés...", bien que "certains pensent que la femme enceinte perd insidieusement du sodium et devrait en recevoir pIus" (10). En 1973, dans la même section du même journal (11), ils admettent que "le pendule a basculé de l'autre côté" : la femme enceinte perd du sodium, et un supplément devrait lui en être donné. Il faut dire qu'entre temps, Chesley (12) avait montré que la toxémie est invariablement accompagnée d'une profonde hypovolémie. Ainsi les oedèmes ne sont plus la simple expression d'une surcharge globale de sodium (une "pléthore", comme dans l'insuffisance cardiaque), mais plutôt un trouble de sa répartition, à prédominance interstitielle, et aux dépens du secteur intravasculaire.

 

Qu'importe : si le milieu scientifique commence à douter, voire à se convaincre, le milieu praticien ignore le doute. Le "régime sans sel", a tenu bon, et les diurétiques resteront massivement prescrits jusque dans les années 80. Pourtant les faits ne feront plus que se confirmer (Gallery, Brown). Les bienfaits d'une expansion volémique dans les prééclampsies graves avec retard de croissance foetale sont soupçonnés, puis timidement recherchés. Personne n'a osé, à ce jour, en faire une étude contrôlée. C'est compréhensible...

 

L'anatomo-pathologie

Chesley a dessiné une ébauche de classification rationnelle. Il a fait le lien entre l'époque des descriptions cliniques dont la précision s'affirme, et celle de la biologie, mais surtout peut-être, de l'anatomie pathologique. En 1959, Spargo et coll. (13) décrivent en effet la lésion qu'ils nomment endothéliose glomérulaire, aujourd'hui encore considérée comme caractéristique de la prééclampsie. En 1963, Vassalli et coll. (14) montrent la prédominance au sein de ces lésions des dépôts de fibrine, contrastant avec l'absence habituelle de dépôts d'immunoglobulines. Le problème de la différence entre la "néphropathie gravidique pure" et la grossesse révélant une autre néphropathie semble dès lors pratiquement réglé, puisque l'on dispose dorénavant de critères d'une objectivité peu contestable. Plusieurs séries importantes de biopsies rénales pratiquées au décours d'une prééclampsie seront  publiées dans les années 70 et 80. Elles montreront que certaines femmes n'ont qu'une  endothéliose, d'autres ont des lésions vasculaires, d'autres encore une néphropathie autonome. La "toxémie pure" a trouvé son substrat. La concordance anatomo-clinique est cependant médiocre. La fréquence des néphropathies autonomes est débattue. La possibilité de la constitution de novo d'une hyalinose segmentaire et focale durant la grossesse (15) ne laisse de troubler les esprits.

 

 
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