Professeur Honoraire de l'Université de Bruxelles
Fondation Médicale Reine Elisabeth
3 avenue J.J. Crocq
1020 Bruxelles
Diplômé en 1935, P.P. Lambert a succédé au Professeur P. Govaerts en 1955 et assumé l'enseignement de la clinique médicale à l'Université libre de Bruxelles de 1955 à 1975. Il était en même temps chef du service de médecine interne à l'hôpital Brugmann. En 1976, il a été nommé directeur de la Fondation médicale Reine Elisabeth, un institut de recherche fondé en 1926 par SM la Reine, pour favoriser en milieu hospitalier la collaboration entre cliniciens et chercheurs de sciences fondamentales. Il a rempli cette fonction jusqu'en 1990.
Je ne me serais pas cru habilité à évoquer pour les lecteurs de "Néphrologie d'hier et d'aujourd'hui", à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance, le souvenir du professeur H.W. Smith si Gabriel Richet ne m'avait fait observer que j'étais le dernier survivant de ceux de ses élèves et collaborateurs venus d'Europe, entre 1930 et 1960, attirés par sa juste renommée. j'acceptai donc cette mission.
Soulignons d'entrée de jeu la caractéristique essentielle de sa brillante carrière. H.W. Smith était docteur en Sciences, non docteur en Médecine et cependant, plus que tout autre et durant 30 années, il a inspiré la recherche en néphrologie.
Je débarquai à New York en octobre 1946. J'avais fait la traversée sur un de ces "Liberty Ships" qui rapatriaient alors les tanks sortis intacts de la guerre. Le voyage avait été long, rendu pénible par le gros temps. Après un week-end de repos, je fus au laboratoire. C'était dans la 26ème rue, à proximité de la Première Avenue, une bâtisse de briques rouges à vocation industrielle plutôt que scientifique.
Le premier contact fut bref, un peu froid, abrégé sans doute par ma connaissance insuffisante de la langue. Cependant j'étais attendu car je fus immédiatement installé dans un petit local qui m'était réservé. Il avait été convenu que mon séjour serait bref - deux mois à peine - avec pour objectif l'initiation aux techniques de mesure des clearances de l'inuline, du mannitol et de l'acide para-aminohippurique (PAH). Elles n'étaient pas décrites dans The physiology of the kidney (1937) qui était à peu près notre seule référence scientifique pendant les années de guerre (1). Huit jours après mon installation il s'enquit de mes progrès. Il m'expliqua qu'il convenait pour chaque substance testée de procéder à ces contrôles qu'on appelait dans le laboratoire recoveries.
Quelques semaines plus tard, il m'interrogea sur mes projets. Je lui dis mon intention de m'instruire dans la pratique de l'électrophorèse des protéines dans le laboratoire du professeur Chanutin à Atlanta et aussi ma déception de n'avoir pas obtenu du professeur Albright l'autorisation de passer une quinzaine dans son laboratoire, la durée du séjour ayant été jugée insuffisante. Sa réponse fut brève :
Une seule ombre à ce tableau. Paul Govaerts, mon patron, m'avait rejoint à New York, lui aussi soucieux de combler le retard que nous sentions avoir pris du fait de la guerre. Il fit visite à H. Smith ; je ne fus pas convié à l'entretien. Le soir, à l'heure des confidences, évoquant sa visite, Govaerts manifesta comme de la déception. Manifestement, le courant n'avait pas passé. J'en éprouvais du regret. Depuis 10 ans ces hommes partageaient la même ambition : comprendre les maladies rénales par la physiologie. Ils avaient l'un et l'autre très tôt saisi le parti qu'ils pouvaient tirer de la mesure des clearances. Le Fonctionnement du rein malade est de 1936 (2). The physiology of the kidney de 1937. Il était bien naturel que le travail du premier fut ignoré du second. Peut-être restait entre eux comme un fossé le fait que Govaerts, à la suite de Rehberg, utilisait la créatinine exogène pour mesurer le volume filtré par les glomérules, ce que Smith ne pouvait admettre. N'avait-il pas montré que, chez l'homme, la clearance de cette substance excède celle de l'inuline de 20 à 40% selon le taux plasmatique. H.W. Smith était bien trop rigoureux pour se satisfaire d'une telle approximation.
Lorsqu'à la veille de mon retour en Europe j'allai le saluer, il m'offrit un exemplaire dédicacé de ses "Porter lectures". je les ai retrouvées avec émotion.
j'ai voulu consacrer une large part de cette évocation à l'homme de cœur qu'était H.W. Smith sous un dehors un peu distant. Sa rigueur, son intégrité intellectuelle, l'étendue de sa culture, sa réserve aussi justifient ce jugement de Robert Pitts : "c'était un parfait gentleman".
Homer W. Smith fut un remarquable conférencier et l'on trouve dans les conférences qu'il a publiées l'essentiel de son oeuvre (3). L'un des sujets favoris du biologiste qu'il était de formation, fut "l'évolution structurelle et fonctionnelle des reins en conséquences des bouleversements qui ont modelé la croûte terrestre au cours des périodes géologiques, soulevant ou immergeant les continents, imposant au vivant, au fil des millénaires, un milieu changeant: océan, eau douce ou terre ferme. La relation osmotique entre le vivant et son milieu en était chaque fois inversée". Ainsi au carbonifère le retour au milieu marin explique la réapparition de poissons aglomérulaires, le glomérule primitif apparaissant comme l'outil de choix pour éliminer un excès d'eau. H.W. Smith avait lui-même étudié la fonction rénale des téléostéens aglomérulaires et observé qu'ils éliminaient fort bien la créatinine. De là son intuition que celle-ci ne pouvait être un bon traceur de la filtration chez les mammifères.
Une autre conférence intitulée Renal physiology between two wars replace son œuvre dans son contexte historique. En 1917, Cushny avait formulé avec autorité la théorie de la "filtration-réabsorption", rejetant comme "vitaliste" l'hypothèse que les tubes sécréteraient un quelconque composant de l'urine. Dans les années 20, deux voies s'ouvraient pour une approche expérimentale.
H. Smith a raconté dans ses "Porter lectures" comment dans l'esprit de Van Slyke l'expression mathématique avait précédé le mot et sa définition - Le concept et le mot eurent un égal succès. La clearance de l'urée augmente avec la diurèse; la courbe reliant les paramètres UV et Pest grossièrement parabolique. En 1926 déjà P. Rehberg avait souligné que : le rapport U/P (index de concentration) de la créatinine était toujours supérieur à celui de l'urée. Il paraissait dès lors que le rapport UV/P de cette substance (on ne parlait pas encore de clearance) pourrait mesurer le volume filtré.
Il appartenait à H. Smith de préciser les conditions auxquelles doivent répondre les substances proposées pour cette mesure : elles ne doivent être ni résorbées ni sécrétées par les tubes; leur concentration dans le filtrat doit être égale à la concentration plasmatique. Il s'ensuit que leur clearance sera indépendante du taux plasmatique comme de la diurèse. Smith et ses collaborateurs montrèrent que plusieurs sucres non métabolisables - le sorbitol et le mannitol par exemple - répondent à ces conditions; de même l'inuline - un polymère du fructose. Depuis 60 ans maintenant, l'inuline est la substance de référence, la clearance de la créatinine n'est égale à celle de l'inuline que chez le chien. Chez l'homme, elle lui est supérieure de 30 à 50% selon le taux plasmatique; la créatinine est donc secrétée par les tubes.
Cette première étape franchie, s'ouvrait ce que Robert Pitts a justement appelé la "Smithian era of renal physiology".
La méthode des clearances permet aussi de mesurer le flux plasmatique rénal. Il faut pour cela que la concentration de la substance étudiée soit nulle dans le sang veineux rénal. De fait il n'en est jamais ainsi. D'où la nécessité d'introduire au dénominateur de l'équation de la clearance un facteur d'extraction qui tient compte de la différence des concentrations artérielle et veineuse rénales du traceur. L'extraction n'est maximale qu'à des concentrations plasmatiques assez basses. Le traceur du flux qui a survécu à 50 années de recherches est l'acide para-aminohippurique (PAH). C'était la deuxième étape.
Puis il fut montré que tant la capacité de réabsorber certains constituants du filtrat que celle des tubes à sécréter le PAH ou le diodrast sont limitées par un maximum (T m), lequel reflète la masse active de parenchyme rénal (3ème étape).
La perfusion du traceur - sécrété ou réabsorbé - à un rythme progressivement accéléré - permet d'en établir la courbe de titration. Celle-ci lie la quantité sécrétée - ou résorbée - dans l'unité de temps (ordonnées) à la charge (Ioad) offerte aux tubes pour la sécrétion - ou la résorption - (abscisses). Cette courbe affecterait l'allure d'une droite cassée si tous les néphrons étaient saturés pour une même valeur de la charge. Ce n'est généralement pas le cas. L'écart entre la courbe expérimentale et la droite cassée mesure le degré d'hétérogénéité de la population des néphrons (4ème étape).
On pourrait croire qu'avec cette analyse est atteint le sommet de l' œuvre scientifique de H.W. Smith. Ce serait en méconnaître la puissance créatrice.
Le chapitre suivant concerne le niveau des tubes auquel s'exercent les fonctions de sécrétion et de réabsorption conduisant à l'élaboration de l'urine définitive. Le tube contourné proximal est à l'évidence le siège de la réabsorption du glucose, des phosphates et des acides aminés; toutes trois sont gouvernées par un Tm. Il est aussi le siège de la sécrétion du PAH, du diodrast, du rouge phénol; également limitée par un maximum.
Le problème est beaucoup plus complexe pour l'eau et les électrolytes. L'œuvre de H.W. Smith s'enrichit ici des contributions de nombreux chercheurs qui, après lui, ont appliqué la méthode des clearances. La continuité de leurs efforts respectifs s'affirme tout au long du millier de pages que comporte le monumental ouvrage qu'il publie en 1951 sous le titre The kidney : Structure and Function in Health and Disease (4). Il ne comporte pas moins de 2300 références, toutes traitées avec la même rigueur. Dans son laboratoire, "The kidney" est devenu "The bible".
De la confrontation des résultats obtenus en ponctionnant les tubes avec ceux fournis par l'étude des clearances, il dégage les conclusions suivantes : le tube proximal résorbe activement le Na tandis que la résorption de l'eau y est passive. A l'état physiologique, 80% du volume filtré sont résorbés. Ce pourcentage est réduit à environ 35% lorsqu'une diurèse osmotique est induite par l'infusion de mannitol. Dans les deux cas le liquide tubulaire est isotonique au plasma quand il pénètre dans les segments distaux. Là, la résorption de l'eau et celle du Na sont des processus actifs grâce auxquels l'urine définitive est rendue tantôt hypotonique, tantôt hypertonique au plasma. Là s'exercent divers effets hormonaux (ADH, hormones surrénaliennes) par lesquels est assurée l'homéostasie des principaux constituants plasmatiques.
Certains penseront qu'il manque une pierre à cette œuvre monumentale. H.W. Smith en effet n'a pas reconnu l'existence d'un gradient osmolaire cortico-papillaire, méconnaissant de ce fait les échanges qui s'opèrent au niveau de l'anse de Henle. L'importance de la contribution de H. Wirz dans ce domaine ne fut que tardivement reconnue (cf. la contribution de F. Morel dans le même numéro).
Il n'en reste pas moins que H.W. Smith a été parmi les plus fidèles et les plus imaginatifs des disciples de Claude Bernard. L'ère smithienne de la physiologie rénale ne s'arrête pas brutalement avec sa mort.
Homer W. Smith laisse aussi une œuvre littéraire importante. Je ne la connais qu'au travers des extraits - quelques 250 pages - retenues par H. Chassis et W. Goldring pour le livre - mémorial qu'ils lui consacrent trois ans après sa mort. C'est suffisant pour que nous séduise cette prose poétique dont nous, étrangers, ne pouvons saisir les nuances qu'un bon dictionnaire sous la main.
Son premier livre, Kamongo, date de 1932. Il a 37 ans. Il est à la tête du département de physiologie de la New York University. Ses travaux sont sur le point d'aboutir à la découverte de l'inuline, pilier central de son œuvre scientifique. Il ne s'agit donc pas d'une vocation tardive. Il écrit, dit-on, ce premier essai au cours d'une longue traversée maritime, comme pour vaincre l'ennui. Kamongo met en scène un savant et un prêtre. Ils dialoguent; que savent-ils de la vie, de l'univers ? Que peuvent-ils l'un pour l'autre face à l'Inconnu, inaccessible à l'un tandis que l'autre y cherche Dieu ? "Le soir, dit Padre, le prêtre, je me promène parmi les acacias, l'évolution dans une main, l'astronomie dans l'autre". Quel est le sens de la vie ? Le savant n'a pas de réponse. Il recourt à une image : observez ce tourbillon qui nait dans la rivière lorsque l'eau courante rencontre un obstacle. C'est une entité dynamique apparemment indépendante du cours régulier et paisible de l'eau. Il résiste à la destruction et tend à revenir à son propre équilibre. Il renait si une cause accidentelle vient le détruire. Il a comme une volonté de vivre. Ainsi, le vivant ne serait-il pas né de la rencontre de la matière et du flux de l'énergie solaire ?
Le problème de la religion revient à plusieurs reprises dans son œuvre. "Man and his Gods" parait en 1952 (6). Dans un sermon laïque prononcé en 1956, il distingue soigneusement athéisme et agnosticisme. Comme souvent, il y fait preuve d'érudition historique, évoquant les crimes commis au nom de la foi. Il souligne les contradictions de l'attitude athéiste qui rejette sans savoir; or, rejet n'implique-t-il pas connaissance ? Il se rallie à l'agnosticisme de Thomas Huxley auquel il entend donner une base scientifique, rejetant dans l'Inconnu ce que l'expérience ne peut momentanément vérifier.
Le thème de l'évolution est développé en 1953 dans un livre intitulé From fish to philosopher (7).
Un autre de ses thèmes favoris est la place de l'homme dans la nature. Quoiqu'il puisse être fier de ses réalisations, l'homme reste dépendant de son milieu naturel. Le développement de son intelligence le fait responsable de ses choix. Sa capacité d'exprimer ses émotions est à l'origine de sa créativité. Partageant les joies et les peines d'autrui, il a construit une société et s'est doté d'un code moral. L'éthique individuelle définit ses droits et ses devoirs. C'était parler avec d'autres mots d'environnement, de démocratie, de racisme. Pour finir, une seule recommandation : le courage. Tel était H.W. Smith.
H.W. Smith s'est également exprimé sur la conscience, confrontant les points de vue philosophique et biologique (8). The biology of consciousness paraît en 1959. Le début est encore une fois historique. Il évoque l'œuvre de Descartes en quête de vérité scientifique. Il la situe par rapport à l'explosion du savoir qui marque son époque : Copernic, Galilée, Harvey. H.W. Smith lui exprime sa reconnaissance d'avoir érigé le doute en principe philosophique. Deux siècles plus tard, l'idée reste communément répandue que la conscience est inexistante dans le règne animal. Comme Thomas Huxley, H. Smith pense que la conscience s'est progressivement développée au cours de l'évolution et donne en exemple le comportement des animaux prédateurs. Voyez la bête lancée à la poursuite d'une proie : "Le succès de l'entreprise requiert l'intégration de son expérience passée et des données spatio-temporelles d'acquisition instantanée. Elle permet une extrapolation dans le futur immédiat dont dépend l'issue du combat".
Au dire de ses collègues les plus proches, H.W. Smith lui consacrait une part de son temps - où la trouvait-il ? - au piano et même à la composition. Il en a peu parlé. Sans doute était-ce là son jardin secret. "Consciousness at the keyboard" s'inscrit dans le prolongement de "Biology of consciousness". "De l'exécution volontaire, préméditée, du débutant à l'automatisme du virtuose, la conscience semble s'effacer pour se fixer sur la qualité de l'interprétation". Le physiologiste calcule que le virtuose frappe souvent plus de 20 notes par seconde. Chacune requiert la mise en jeu des fléchisseurs et extenseurs des phalanges, des mouvements du poignet, de l'avant-bras, parfois de l'épaule. Il estime entre 400 et 600 le nombre de stimuli qui, à chaque seconde, sollicitent les muscles. Plus important, enfin, est le fait qu'au delà de cet automatisme le virtuose module son interprétation pour lui donner son toucher personnel.
Ai-je été complet ? Certes non. Sans doute eut-il fallu rappeler l'humour voilé avec lequel il dénonce dans "Plato and Clementine" l'usage abusif des statistiques appliquées à des concepts aussi subjectifs que la beauté ou la normalité.
Que n'eut-il pas fallu évoquer encore ? Ses titres académiques, ses participations aux travaux de nombreuses commissions gouvernementales, les récompenses qu'il a méritées, les fondations qui s'honorent de porter son nom ?
Quant à moi, il me suffirait d'avoir réveillé chez les lecteurs de "Néphrologie d'hier et d'aujourd'hui" l'envie de le relire. Mieux vaut laisser parler l'œuvre.