Bernard Winicki est biologiste, docteur en pharmacie, licencié es sciences, ancien interne des hôpitaux de Lyon où il a fait toutes ses études. Nommé Président des laboratoires Hoechst en France le 4 janvier 1965 il a occupé cette fonction de responsabilité jusqu'au 31 janvier 1995. Agé aujourd'hui de 61 ans, il a été le plus jeune Président de l'Industrie pharmaceutique. Pendant ses 30 années de carrière, il a vécu la naissance d'un certain nombre de grands médicaments dont le furosémide. Il écrit aujourd'hui un livre qui devrait paraître à la fin de l'année.
"J’aime le furosémide, sera-t-il centenaire ?", cette simple petite phrase résume l'immense bonheur que peut apporter un médicament qui, devant l'usure du temps, résiste, sauve un peu plus de vies tous les jours. Rares sont-ils dans ce cas, un seul sûrement, l'aspirine. J'ai vécu la naissance du furosémide, il ya un peu plus de 30 ans et avec le recul que donne le temps, je me suis posé une question: "pourrait-il naître aujourd'hui dans l'environnement qui est le nôtre ?".
Ce récit est d'abord une histoire d'amour vrai, profond qu'a vécue le Dr Werner Rupp, médecin néphrologue, responsable des études cliniques Hoechst. Il a su vaincre le scepticisme de départ des chercheurs, il a su convaincre, en travaillant avec les plus grands noms de la physiologie et de la pathologie rénales. Le furosémide est tout autant une découverte de cliniciens-chercheurs que des chimistes de Hoechst.
Le Directeur de la Recherche de Hoechst ne voulait pas, en 1959, lorsque ses chimistes lui ont présenté la formule du furosémide, la 58ème des 300 diurétiques potentiels qu'ils avaient synthétisés, pousser plus avant les investigations. "A quoi bon, disait-il, perdre notre temps ? N'est-ce pas un diurétique qui possède dans son noyau un groupement sulfamide et qui ressemble comme un petit frère à cet autre diurétique lui aussi sulfamide que les américains venaient de découvrir 2 ans auparavant, en 1957, le chlorothiazide". Les spécialistes des études sur l'animal insistent. Les Drs Muschawek et Hajdu ont vu sur leurs modèles des différences, notamment une puissance d'action inhabituelle associée à une très faible toxicité. Ne doit-on pas essayer de l'administrer à des malades pour une "touche" clinique. Sans conviction, l'accord est donné. Le produit est confié à quelques cliniciens. Il porte le nom de code SALU 058.
C’était en 1960. Pendant 2 ans il ne se passe pas grand chose. En 1962, une décision est prise : se renforcer par la venue d'un jeune néphrologue, le Docteur Werner Rupp à qui la direction des recherches cliniques de Hoechst confie l'étude de ce SALU 058. Dès qu'il a pris connaissance du dossier, encore bien mince, il a immédiatement le sentiment, qu'il a en mains un médicament pas comme les autres.
Il rend visite à tous les experts auxquels ce SALU 058 avait été confié, il va voir les maîtres auxquels il doit son entrée dans la discipline médicale encore naissante qu'est la néphrologie, en Autriche les Professeurs Deutsch à Vienne, Deetjen à Innsbrück, en Allemagne de l'Ouest le Professeur Ullrich à Marburg et en Suisse les Professeurs Dettli à Bâle, Reubi à Berne. Ces experts formeront le premier noyau dur qui établira tout ce que ces petits comprimés jaunes dosés à 25 mg, ces petites ampoules de 2 ml d'un liquide incolore aux reflets jaunâtres, pouvaient apporter à leurs malades. Nous sommes loin de la chimie, des animaux, des modèles expérimentaux; nous sommes dans la réalité de l'investigation clinique et c'est là qu'est la vérité du médicament.
Combien de visites n'a-t-il conduits, des entretiens presque chuchotés, de dossiers de malades consultés. Après quelques mois, un fait s'impose : ce SALU 058 est très différent de tous les diurétiques existants. Mais il apprend l'apparition d'un autre diurétique ayant le même profil d'activité pour une formule chimique tout à fait différente, issu d'un très grand laboratoire américain, c'est l'acide éthacrinique. Au défi scientifique s'ajoute donc un défi commercial. Il lui faut simultanément convaincre sans délai les néphrologues et toute la hiérarchie de Hoechst. Le risque est grand en effet de perdre le fruit des efforts de la recherche pharmaceutique. Tout retard mènerait à l'échec.
Fin 1963, conscient de la valeur des cartes qu'il a en main, il présente tous les résultats au Dr Werner Schmidt, Directeur des recherches cliniques. La décision de confronter entre eux l'ensemble des experts est prise. Elle fut cruciale.
La réunion se tient les 5 et 6 décembre 1963 à Bad Hombourg, petite ville thermale près de Francfort. Son théâtre avait été spécialement aménagé pour accueillir les 100 experts venus de 13 pays. Tous les chercheurs de Hoechst sont présents, beaucoup encore sceptiques. La salle est comble. J'étais aussi présent, jeune stagiaire candidat à la Direction générale des laboratoires Hoechst en France. Cette réunion scientifique m'a laissé un souvenir inoubliable.
Un homme m'accueille à l'entrée, il me regarde droit dans les yeux, et d'une voix lente et rauque, "C'est vous le docteur Winicki qui allez prendre la responsabilité de Hoechst en France; n'oubliez jamais, vous devez comme moi aimer ce nouveau médicament" et il me montre une grande feuille de papier où était simplement écrit " I love furosémide".
Je venais de faire la connaissance du Docteur Rupp.
Des centaines de malades avaient pu être traités et devant tous ces chercheurs incrédules, j'ai entendu pour la première fois cette petite phrase magique.
"le soulagement est au bout de l'aiguille",
Les experts, ayant ce SALU 058, sont tous formels, ils n'ont encore jamais obtenu de tels résultats dans une pathologie dramatique, l'œdème aigu du poumon, dans la minute qui suit l'injection IV de furosémide. Le malade qui suffoquait respire mieux, son cœur semble libéré, une émission d'urine apparaît dès la 15ème minute et dure 2 à 3 heures. L'eau et le sodium qui avaient envahi les poumons se retirent progressivement. Pour la première fois dans l'histoire de la médecine, à la traditionnelle saignée est substitué un médicament, sauvant la vie par la simple injection de 2 ml d'un liquide incolore. Pour toutes les autres formes de rétention d'eau et de sel et qui ne présentent pas le même tableau clinique dramatique, l'administration de comprimés est suffisante. Et là intervient une longue discussion.
Les cliniciens souhaitent des comprimés apportant plus que les 25 mg qui leur avaient été jusque là proposés. La décision est alors prise, tous ensemble et avec les délégués venus du monde entier, de commercialiser le SALU 058 en comprimés dosés à 40 mg. Seuls les Italiens ont préféré rester du dosage initial de 25 mg. Peut-être avaient-ils peur d'une action trop puissante. C'était la première discussion sur les doses à laquelle j'assistais, ce ne sera pas la dernière.
Outre la rapidité, le SALU 058 se distinguait de tous les autres diurétiques connus par une activité puissante chez des malades réfractaires aux autres diurétiques. Il suffit d'élever les doses pour obtenir la réponse diurétique cherchée et cela sans que se manifeste une toxicité rénale.
Je revois encore l'émotion de ces deux spécialistes des études chez l'animal, les Drs Muschawek et Hajdu apprenant que ce diurétique, plus puissant et plus rapide que les autres, avait déjà sauvé des vies. Le SALU 058 devint le médicament qui porte maintenant et pour toujours la dénomination, furosémide.
Comment n'avaient-ils pu se rendre compte suffisamment de l'importance de cette formule, eux qui avaient acquis au cours des ans une immense expérience avec le "SALYRGAN" découvert déjà en 1924 dans leurs laboratoires en collaboration avec Paul EHRLICH, Prix Nobel de Médecine ? En quoi donc pouvaient se différencier le salyrgan et ce furosémide que tous les cliniciens considéraient comme infiniment plus puissant et de surcroît sans toxicité, ne serait-ce que par l'absence de mercure ? La réponse fut apportée par l'étude de son mode d'action intime.
Les physiologistes du rein pratiquant la microponction tubulaire définirent bientôt le site d'action du furosémide et l'opposèrent à ceux du salyrgan et du chlorothiazide.
Le furosémide agit exclusivement au niveau de "l'anse de Henle" des tubules rénaux où il inhibe la réabsorption du chlore et du sodium, les diurétiques mercuriels interviennent sur le proximal alors que l'action du chlorothiazide porte exclusivement en aval, sur le tube distal. Ces différences apparemment anodines, se révèlent d'une portée considérable, expliquant à elles seules le profil d'activité différent des trois diurétiques ou bien des deux diurétiques non mercuriels et conditionnant leur emploi.
Le furosemide, rapide et puissant sera destiné d'abord à traiter les oedèmes. Il suffira de faire varier les doses dans des limites parfaitement codifiées pour arriver au résultat thérapeutique.
Le chlorothiazide, par son action douce et prolongée, sera préféré pour le traitement de l'hypertension artérielle commune, notamment chez le sujet âgé et ce avec une dose standard la plus faible possible.
La grande firme des bords du Main prit aussitôt conscience de l'enjeu. Forte d'une tradition centenaire couronnée par de nombreuses découvertes, elle sait que de son engagement et de la vitesse avec laquelle elle saura réagir dépend la vie de milliers de malades.
Dès le lendemain 7 décembre 1963, c'est un immense branle bas, dans les laboratoires, les unités de production, les bureaux. Tout le monde discute, s'enquiert. Ce SALU 058 que personne ne connaissait porte déjà un nom, le furosémide; il faut maintenant lui apporter sa personnalité. Il va devenir le médicament phare de Hoechst, ce sera l'reuvre de ses médecins et de ses laboratoires.
Il est urgent, très urgent, d'informer la communauté médicale internationale afin de mettre en place de nouveaux travaux cliniques et expérimentaux. Il faut aussi que les données scientifiques et techniques satisfassent les autorités dont dépend l'enregistrement et la mise sur le marché de ce furosémide.
Et d'abord la marque, un concours est lancé dans la firme. C'est un modeste employé qui la trouve. J'étais par hasard dans son bureau lorsqu'il apprend la bonne nouvelle, il s'appelle monsieur Raab "ah, docteur Winicki, j'ai gagné le concours" me dit-il d'une voix douce, il me montre la lettre, il touche une prime de 300 marks. Le Furosémide a acquis son identité.
Si le furosémide était un médicament ordinaire, peut-être que l'aventure scientifique s'achèverait avec sa commercialisation et tous les problèmes qu'elle peut poser. Mais sa vraie aventure ne fait que débuter... car d'emblée, il est mondialisé.
Le Dr Werner Schmidt demande à son adjoint le Dr Rainer Zapf de faire équipe avec W. Rupp. Ils vont se partager le monde ; le premier choisit l'Est, le second l'Ouest. En un temps record, ils rendent visite aux principaux experts, donnent conférences sur conférences, le même jour par exemple en 1964, Zapf expose à l'Université de Kuala Lumpur en Malaisie et Rupp à Porto Allegre au Brésil. Un nombre considérable d'expertises est ainsi engagé sur toute la surface du globe. Mais il existe un problème particulier, vital pour l'avenir, l'accueil des néphrologues américains ? Ne voudront-ils pas donner la préférence à leur acide éthacrinique aux dépens du furosémide, découverte européenne ?
Ils sauront s'élever au-dessus de ces considérations chauvines...
Au mois de mars 1964, W. Rupp, très actif aux Etats-Unis, Canada et Mexique, rencontre pour la première fois, à Dallas le Professeur William Donald Seldin. Entre les deux hommes des liens de confiance s'établissent immédiatement, qui se transformeront en amitié. Ensemble, ils jugent qu'il est temps sinon urgent de confronter les expériences mondiales et organisent pour 1966 un symposium international que W.D. Seldin accepte de présider.
Je reviens à Paris en septembre 1964, j'ai 30 ans, et c'est avec le furosémide que je vais faire mes classes d'industriel. Dès mon retour je constate que la petite équipe dont j'allais avoir la charge - elle comptait en tout 70 personnes, délégués médicaux inclus - n'avait aucune idée de l'importance de ce nouveau médicament si ce n'est le directeur médical, le docteur Perrot, bien seul dans sa conviction. Pour notre groupe, ce n'était qu'un diurétique comme un autre, sinon un peu plus puissant et, facteur aggravant, il était totalement intoxiqué par des rumeurs qui laissaient croire que l'acide éthacrinique était doué de propriétés très supérieures. J'avais donc à remonter la pente en m'appuyant d'abord sur la remarquable expertise effectuée par le professeur Marcel Legrain. Je sentais que j'allais être confronté à une course de vitesse et que le premier serait le vainqueur pour des années. Je savais aussi que de cette course dépendait tant mon propre avenir que celui de ce petit laboratoire qui portait alors le nom de "Somédia".
Nous nous trouvions face à plusieurs problèmes qu'il fallait résoudre dans l'urgence.
La marque d'abord : nous avions devant nous un produit vétérinaire "Larix" avec tous les risques de confusion qui pouvait survenir lors de la délivrance dans les pharmacies. Que de séances de "brainstorming" pour adopter le nom de marque qui sonne tellement mieux aux oreilles françaises que celui utilisé en Allemagne.
L'autorisation de mise sur le marché : la qualité du produit et du dossier nous permet d'aboutir en un temps record, mai 1965.
Le prix : j'arrive à obtenir le remboursement par la Sécurité Sociale en 4 semaines, délai très bref, en acceptant un prix modeste. Je n'ai pas discuté un seul instant celui qui m'était proposé, rigoureusement identique à celui du chlorothiazide accordé 6 années auparavant. Il était bien moindre que celui pratiqué en Allemagne. Hoechst me demanda de négocier quitte à retarder le lancement. Je refuse tout net sans me douter qu'en adoptant une telle démarche, je gagnais définitivement le défi commercial. Le mandat de la commission prenait en effet fin au mois d'août de la même année et cette instance ne fut pas renouvelée avant un an, tous les dossiers en suspens étant bloqués. L'implantation du furosémide bénéficia ainsi d'un avantage certain.
Une image représentative : je désirais une présentation du produit exprimant la sensibilité française. Combien de photos de torrents impétueux ne nous avait-on pas présentées ? Je les rejetais toutes avec la dernière des énergies. J'eu la chance de pouvoir rencontrer dans son atelier quai de Conti très près de l'Institut, le célèbre graveur Decaris, celui-là même qui grave les timbres et notamment la célèbre Marianne. C'est le choc, je sens que ce vieil homme sentira la noblesse et la pureté que je voulais voir incarnées. Il me présente fin juillet une superbe représentation du Verseau, entouré de tous les autres signes du Zodiaque, je suis enthousiaste.
Nous lançons le furosémide au mois d'octobre 1965. Le résultat est là, immédiat, c'est le triomphe, nous avons gagné au-delà de toutes nos espérances.
Ce lancement a bénéficié d'une information pharmacologique doublée d'un effort de communication reposant sur une brochure et surtout sur une préparation approfondie de nos délégués médicaux qui remettait à chacun de leurs interlocuteurs le "Livre d'Or", rapportant l'avis des experts.
Dès le mois de décembre, tous les médecins ont dans leur trousse d'urgence ces petites ampoules d'un liquide incolore qui leur permet de triompher de l'œdème aigu du poumon sans passer par la saignée et nous étions devenus nous même le "laboratoire du furosémide", réputation qui ne nous quittera jamais.
Nous étions maintenant prêts en France à poursuivre avec les autres pays le développement international. Le furosémide était déjà sur le marché dans bien des pays et en Allemagne notamment depuis décembre 1964. Partout il avait été un succès, sa réputation le précédant. Il avait déjà subi l'épreuve d'une utilisation à large échelle, un nombre considérable de malades avaient pu être traités. Il avait toujours tenu ses promesses ; il était temps de lui donner de façon définitive ses lettres de noblesse.
Conformément à la promesse donnée à W. Rupp en 1964, D.W. Seldin organise la célèbre réunion de l'Académie des Sciences de New-York, la date des 5 et 6 décembre 1966 étant retenue.
Le simple fait de pouvoir organiser une telle session dans un lieu aussi prestigieux était déjà une consécration pour le furosémide. Des délégations sont venues de presque tous les pays du monde pour confronter leurs résultats, leurs expériences. J'étais moi-même présent avec de nombreux néphrologues français. C'est près de 1 000 experts qui se trouvent ainsi réunis au Waldorf Astoria autour du thème "La physiologie des agents diurétiques".
Toutes les conclusions présentées à BadHomburg trois années auparavant sont très largement confirmées mais un nouvel aspect fondamental allait être largement discuté. j'attendais avec beaucoup d'impatience mais aussi d'inquiétude le moment où le problème des fortes doses avec leurs indications potentielles serait abordé. Les résultats obtenus en France, encore inédits, seraient-ils confirmés ?
Dès ma prise de fonction, j'étais allé en effet rendre visite à mon ancien Maître le néphrologue J. Traeger, à l'hôpital de l'Antiquaille à Lyon où j'avais été interne en pharmacie. Il m'apprend, sous le sceau du secret, qu'il a administré le furosémide à des patients en insuffisance rénale aiguë. En augmentant très progressivement les doses, qu'elle n'avait pas été sa surprise de voir les patients uriner à nouveau. Mais ce n'était plus 40 à 80 mg par jour de médicament qu'il administrait mais 500 à 1 000 mg soit des doses 10 à 20 fois supérieures et cela sans observer de manifestations toxiques. Si une telle observation était confirmée, sa portée était considérable. Cette reprise de la diurèse apportait un nouveau confort de vie à ses patients en permettant de retarder et d'espacer leurs séances de dialyse. Mais il s'agissait là d'une nouvelle indication potentielle, et malgré tout son intérêt, il fallait l'aborder avec beaucoup de prudence.
Quel soulagement, quelle joie aussi, J. Traeger avait vu juste.
Plusieurs orateurs, F. Cantarovich, P. Heidland, F. Reubi notamment signalent avoir observé après administration de très fortes doses de furosémide une reprise de la diurèse chez des malades en état d'anurie.
Nous étions en face d'une nouvelle découverte d'une portée considérable.
Un problème apparaît au cours des présentations, celui de l'apparition de troubles de l'audition, d'autant plus graves que les patients avaient souvent été traités par des antibiotiques ototoxiques. Comment résoudre cette difficulté majeure ? Comment déterminer avec précision la dose maximale tolérée chez l'insuffisant rénal. Les néphrologues étaient passionnés mais ils savaient tous que, malgré sa longueur, la seule méthode possible était une large confrontation des résultats. D'où, une véritable mobilisation internationale conduisant à un nombre impressionnant de réunions regroupant les néphrologues engagés. Après New-York en 1966, ils se retrouvent à Stockholm en 1969, Fribourg en 1970, Lübeck en 1972, Fano en Italie en 1972.
Nous organisons nous-mêmes à Valescure, dans le midi de la France en 1972, une session internationale qui regroupe plus de 100 néphrologues, W.D. Seldin est présent, J. Traeger préside. La dose maximale chez l'insuffisant rénal ainsi que dans les oedèmes réfractaires est maintenant parfaitement connue ainsi que les autres conditions qui permettent l'administration du médicament à fortes doses dans les meilleures conditions d'efficacité et de sécurité. Mais ce n'est plus de comprimés à 40 mg dont on parle mais de comprimés à 500 mg, mais ce n'est pas d'ampoules à 20 mg dont on parle mais d'ampoules à 250 mg.
Une nouvelle question est posée: "si d'aventure, par erreur, de telles doses étaient absorbées ou injectées à un malade qui ne serait pas insuffisant rénal, n'y aurait-il pas de risque de déhydratation massive ?" Nous sommes tous conscients que le risque existe. Il serait bien sûr possible, pour éliminer toute confusion, de rester aux ampoules à 20 mg et demander à l'infirmière d'en casser 12 avant de les transférer dans un ballon de perfusion, mais peut-on demander à un malade d'avaler plus de 10 comprimés, la réponse est non, bien sûr. La décision est alors prise de réserver ces présentations de furosémide très fortement dosés au seul circuit hospitalier.
Nous savions aussi, en prenant cette décision dictée par la prudence, que nous allions compliquer la vie du malade à sa sortie d'hôpital. Comment pourra-t-il se procurer des comprimés de furosémide à 500 mg dont il a un besoin essentiel pour poursuivre à domicile son traitement s'il ne peut pas s'approvisionner à sa pharmacie voisine.
Les pharmaciens hospitaliers ont bien voulu accepter de délivrer cette forme spéciale aux malades à leur sortie d'hôpital et de les réapprovisionner ensuite. Il est bien évident qu'une telle procédure n'était pas sans inconvénient pour les personnes qui résidaient loin de leur hôpital mais c'était la rançon à payer pour la sécurité. Une telle restriction vient seulement d'être levée pour la forme comprimés à 500 mg.
Mais nous n'avions pas encore fait le tour de toutes les facettes que pouvait réserver l'utilisation judicieuse des doses de furosémide.
Cette question avait déjà été débattue à Bad Hombourg en 1963. Elle avait été aussi reprise à New York en 1966 et un consensus s'était dégagé pour réserver plutôt le chlorothiazide dans cette indication compte tenu de son activité douce et répartie sur 24 heures.
En dix ans de nombreux dérivés nouveaux du chlorothiazide ont été synthétisés, ils forment une famille homogène, les benzothiazides, et de grandes études portant sur des milliers d'hypertendus de tous âges ont été lancées afin de voir si l'administration de tels diurétiques ne diminuait pas la mortalité. Et les premiers résultats apparaissent alors, convaincants, extraordinairement convaincants. Les accidents par hémorragie cérébrale diminuent de façon significative avec une autre constatation, importante, les doses de diurétique nécessaires sont faibles. Il y a donc en 1975 un immense regain d'intérêt pour l'utilisation des médicaments diurétiques à faibles doses dans le traitement de l'hypertension.
Les études sur le potentiel thérapeutique apporté par la puissance et la rapidité du furosémide étant ce qu'elles sont les néphrologues posent à Hoechst la question toute naturelle: "pourquoi ne pas utiliser le furosémide chez le malade hypertendu, à faible dose - 20 mg - au lieu des 40 ou 80 mg habituels dans l'œdème en tirant partie de son innocuité rénale".
Aussi, dans les années 80, du furosémide dosé à 20 mg a été mis sur le marché, suivi peu après d'une forme spéciale d'action prolongée. Mais il faut reconnaître que le choix de cette dose a été pragmatique et basé avant tout sur l'expérience clinique.
Hoechst est dans une position privilégiée. Le furosémide est reconnu aux EtatsUnis depuis 1966 par la difficile FOOD and DRUG ADMINISTRATION. Il est aussi le premier médicament qui ait passé le barrage du célèbre amendement "Kefauver Harris" qui limite beaucoup par ses exigences la possibilité d'obtenir un enregistrement. En 1979, 20 ans après sa découverte, le furosémide est devenu le numéro 1 mondial des diurétiques avec une part de marché qui atteint 17,2%.
La réputation du furosémide est immense. Les craintes de Hoechst liées à la concurrence de l'acide éthacrinique se sont dissipées. D'autres diurétiques de l'anse ont été découverts mais que peuvent des concurrents devant une telle gamme de présentations qui vont de 20 à 500 mg et les coûts d'étude pour mettre au point d'aussi nombreuses formes pharmaceutiques apparaissent disproportionnés pour des chances de réussite commerciale très aléatoires. Il n'est donc pas étonnant que bien peu de laboratoires se soient lancés dans une telle aventure, beaucoup préférant attendre que le brevet tombe dans le domaine public.
Le brevet Hoechst expire alors et une lutte commerciale contre des génériques, copie de furosémide, se développe. Elle est basée uniquement sur le prix. Elle commence en Angleterre suivie par l'Allemagne, les Etats-Unis et bientôt par de nombreux autres pays dans le monde.
Hoechst est décidé à se battre contre ces copieurs mais son personnel n'est pas préparé à cette lutte purement commerciale, sa philosophie étant celle d'une société qui crée et distribue ses propres produits issus de sa propre recherche. Pour ne pas perdre le bénéfice de son énorme investissement qui a duré des années et qu'il veut poursuivre, il décide de racheter des sociétés génériques en spécifiant très clairement qu'elles auront leur vie propre en dehors de la vie normale de Hoechst.
En France, le faible prix de la spécialité et la situation particulière de notre pays où les prix des médicaments restaient bloqués, le protège de toutes ces sociétés génériques. Leur objectif commercial est là plus difficile à atteindre. Il est aussi nettement moins rentable. Il y a donc peu à gagner et peu de sociétés se lancent. Elles limitent leur activité essentiellement aux hôpitaux qui procèdent par appel d'offres. Une expérience conduite par une société allemande de génériques, qui avait cherché à faire prescrire un furosémide auprès des médecins praticiens s'est soldée par un désastre commercial et elle s'est arrêtée après quelques mois. Les médecins nous furent fidèles. Avec cette ampoule que nous leur avions donnée et toujours dans leur trousse d'urgence, ils avaient sauvé tant de vies... Et entendre des malades, après un œdème aigu du poumon, cette urgence où chaque minute compte, dire "DOCTEUR, VOUS ETES UN MIRACLE" ne s'oublie pas facilement.
Nous sommes le 4 décembre 1989 à Hoechst même, cette petite ville proche de Francfort et dont la Société porte le nom. Dans ce majestueux hall construit à l'occasion du centenaire de Hoechst, se tient aux cotés de W. Rupp, pour accueillir les invités, son vieil ami et compère R. Zapf, celui qui, avec lui, a couru le monde pour faire connaître le furosémide. Ses maîtres sontvenus aussi. Ils sont là, les Professeurs Deutsch, Ullrich, Dettli, Reubi, Deetjen. Il est là aussi, venu tout spécialement de Dallas, le Professeur W.D. Seldin avec lequel il a eu tant de discussions passionnées. Tout autant qu'un hommage au FUROSEMIDE, c'est un hommage à W. RUPP qui est rendu, à cet homme modeste qui a tant fait, tant donné.
Tous ces chercheurs, tous ces cliniciens sont fiers du bilan qu'ils peuvent présenter ce jour. L'ensemble des observations cliniques est confirmé mais il apparaît des interprétations, des explications nouvelles. Des données beaucoup plus complexes apparaissent ouvrant des perspectives nouvelles pour la découverte de nouveaux médicaments. Ces petites cellules de "l'anse de Henlé" qui travaillent inlassablement pour réabsorber le chlore et le sodium, ne se trouvent pas uniquement dans le rein. Elles ont été retrouvées dans le cœur, les poumons... Pourquoi donc le furosémide n'agit-il qu'au niveau du rein ? Des réponses bien sûr ont été apportées ; elles ne sont peut-être pas toutes satisfaisantes. Peut-on prédire ce que sera demain l'action d'un nouveau médicament qui inhibera directement ces petites cellules au niveau du cœur ou des poumons ? Nul ne peut répondre mais c'est là que réside la grandeur de la recherche pharmaceutique. Le furosémide est devenu plus qu'un médicament, un outil de la connaissance, l'un de ceux qui ont créé une interface active entre les chercheurs fondamentalistes et les cliniciens, unis pour une recherche qui est celle de l'espérance de vie ; c'est là peut-être que réside le miracle de sa jeunesse.
J. Guédon a écrit, à l'issue de cette réunion où il était présent : "Bien peu de médicaments, en l'absence de remaniement de leur structure chimique se sont maintenus pendant plusieurs décennies au premier plan de la scène thérapeutique. L'aspirine, dans ce domaine, est la doyenne des vedettes, sa "santé" à l'âge de 70 ans permet de lui prévoir une carrière de centenaire. Le furosémide, sorti de la grande famille des sulfamides, pourrait être candidat, lui aussi, à une carrière de longévité comparable". (La Revue du Praticien, n° 18, 21 juin 1990).
Le furosémide fait désormais partie de l'Histoire de la Médecine.
Je viens de recevoir une lettre du Dr. R. Zapf qui m'a rappelé nombre de détails qu'ensemble nous avons vécus. Il me confirme, et cela est essentiel, que la découverte de furosémide est le fait des médecins et d'eux seuls. Et je me pose alors tout naturellement la question "le furosémide pourrait-il voir le jour aujourd'hui ?" Ces médecins qui se sont tellement engagés avec leur cœur, leur conviction intime pourraient-ils avoir toujours le même impact devant les problèmes économiques et les lourdeurs législatives et administratives qui sont les nôtres aujourd'hui ?... je n'en suis pas sûr.
Nous avons vécu ensemble, chers amis néphrologues, une période privilégiée. Un bien précieux, d'une valeur inestimable est né tout autant que cet enfant qui nous est commun et que nous avons amené à l'âge adulte, c'est la confiance, elle se cultive. Le professeur Gabriel Richet en me demandant de relater la naissance du furosémide dans ce Bulletin qu'ensemble nous avions conçu pour le respect de la Mémoire, me l'a témoigné en votre nom à tous.
Je commence maintenant une nouvelle vie et je contemple, avant de prendre ma plume, ce sigle, le Verseau. Elle est belle cette gravure de Decaris, elle est proche de la perfection que nous demandons à ceux qui ont pour mission de relever après nous le flambeau, elle illustre aussi l'affiche du prix Paul Neuman que nous remettons depuis des années à des jeunes chercheurs avec le Président de la Société française de Néphrologie. Cette gravure m'a porté chance. Je l'ai laissée à mon successeur Yves Aubriot en lui demandant simplement qu'elle occupe toujours la même place dans mon bureau qui est le sien aujourd'hui, au centre, pour la Mémoire, pour l'Honneur.